Thierry Balloy

La vie est dure. On vit une drôle d’époque. Trouver un boulot stable en 2019 relève de l’exploit. Quand je regarde le nombre de chômeurs et tous ces sans-abri… Déjà que les emplois existants sont menacés, vous n’avez pas peur que cela soit pire dans cinq ans ? Personne ne peut dire l’avenir. Je crois qu’en vérité, personne ne cherche vraiment à savoir.

Incontrôlables, ils font ce qu’ils ont à faire et s’enfuient après leur invective, sans joie ni tristesse. Ou l’inverse selon où l’on se situe. Qu’on ait l’arme à la main en tant que meurtrier ou l’arme planté en sa chair rouge, dans un compte à rebours. Tous condamnés.

La base de tout est d’être méthodique. Parce qu’il faut s’organiser, se dit-elle. Garder des enfants, c’est comme le vélo. Il faut toujours être en éveil et en équilibre en permanence sinon c’est la chute et on n’imagine pas combien elle peut être douloureuse.

Rouge tel un sémaphore, Cathy, embarrassée, plonge sa tête lourde dans ses épaules, sa peau laiteuse la voit se refermer comme un escargot. Si elle n’ose répondre tout de suite, c’est parce que cette question l’étouffe et la ronge de culpabilité, de regrets et de doutes impossibles à rayer. Ses yeux de chatte se mettent en position défensive, fragile, tandis que les autres attendent d’entendre la tonalité de sa voix, sa réponse.

C’est pas évident de trouver des fringues pour rester féminine ! Elles me font rire, ces nanas à la télé ! Vous avez vu comment ces cotons tiges déambulent ? Elles chialent qu’elles n’arrivent pas à maigrir ! Tu les vois, elles pèsent quarante-six kilos et moi j’fais quoi ?

Leurs sourires et les blagues cocasses ne parviennent pas toujours à faire oublier le monde cruel dans lequel l’homme évolue. Voici le temps précieux de leurs premiers pas, exécutés sous des allures de soutiens sportifs, de cérémonie, applaudis, spectacle à immortaliser en photo depuis les téléphones portables dégainés du sac de rechange, illico presto. Elles rient, elles omettent presque qu’elles sont les garantes de la santé et de la sécurité des marmots, pas longtemps, pardi ! Elles savent mieux que quiconque qu’on ne joue pas avec la vie des gens, encore moins avec la fragilité des enfants.

Tant qu’il y aura de l’eau et quelques producteurs dans le coin. Curieux sentiment général d’agonie, de mort lente et d’oubli. Elles ont beau tenter de rire de tout, le malheur et les problèmes reviennent toujours sur le tapis, c’est l’effet boomerang.

Mais la réalité ne s’efface pas comme une éponge humide appliquée sur un tableau d’école usé. Est révolu le temps où le boulot courait les rues, la région n’est qu’une pâle copie semblable à sa voisine, une nature morte. Elle se sinistre de l’intérieur comme un fruit pourri avant maturité, tout décélère et les paysans n’ont plus de relève, plus de ressources.

Nombreuses sont les nounous ici, au point de rendez-vous. Peu muettes, les dames vont causer de tout et de rien, réparties sur les trois bancs qui entendront se déballer encore des histoires de maris, de vacances, d’anecdotes et de blagues croustillantes. Au jeu des potins, des aventures entendues ci et là, d’exploits moqués de certaines femmes peu farouches, du film d’action de la veille vu avec passion et surtout avec le beau Brad Pitt, entrecoupé de publicités insupportables et d’informations des médias abominables, à briser le moral. Elles aiment partager ces instants de vibrations, c’est comme partir en voyage organisé, un voyage fait de curiosité, d’échanges et d’émotion qui les rendent plus vraies, indispensables et humaines.

Son cœur va se fendre, elle devient une bûche de chêne éclatée par la hache aiguisée et cruelle du malheur, gorgée de souffrance. Pablo va disparaître.

La voir naturelle, faire ce qu’elle sait le mieux faire au monde est si beau, si épanoui de vérité que cela pourrait susciter des jalousies. Elle ne l’ignore pas. Du premier regard, il est facile de lire que Cathy est une colombe, une femme belle et moderne qui récite par le cœur des poèmes à ces oisillons, ceux qui demain voleront de leurs propres ailes.

Un sacré métier. Ce travail méconnu ne s’improvise pas, il ne s’exerce pas pour faire fortune. Tu parles, à moins de quatre euros hors taxes de l’heure… À l’opposé du travail à l’usine ou à la chaîne, ou en grande distribution, cette vocation égaye l’existence, les jours de tristesse ou de contrariété, malgré les pleurs parfois insistants et les odeurs de caca accidentel, le vomi, les siestes difficiles ou encore le cordon parental difficile à couper, au début

La critique est toujours facile, mais personne ne se bouscule pour prendre leur place. Qui cela intéresse ? Elles ont leur propre manière de soigner l’enfance, sans autre révolution que celle de défendre l’éveil et l’amour. Et au village, toutes sont des professionnelles, et des mamans avant tout.

Elle aime à fond ce qu’elle fait, c’est évident. L’assistante sait s’adapter, parfois trop protectrice, elle vibre dans cette ambiance câline bien qu’elle ne soit pas maman. Dame nature l’a privée de ce bonheur qu’elle ne connaîtra jamais. En parler la transforme en une coquille vide, donc il est préférable d’éviter le sujet. Alors c’est sans compter, en double en triple, à quadruple dose qu’elle déborde d’affection pour ces minots, avec bonté et naturel, sans se forcer.

Comment ne pas tomber sous le charme de ces petits bouts de choux, uniques êtres vivants, la prunelle des yeux de leurs parents ? Ceux-là mêmes qui courent, toujours pressés en les déposant en toute confiance, vite fait sur le pas de la porte – courir aller travailler, encore et encore.

Nul n’en démord qu’aujourd’hui, il est impossible de s’en sortir, d’un point de vue financier, avec une seule paie par foyer. À moins de gagner beaucoup plus que la moyenne ou de magouiller, tricher, voler. Ce qui est loin d’être le cas des gens d’ici, d’une classe plus que moyenne, dont l’adjectif agaçant ne veut plus rien signifier, tant la vie est chère et ce pays devient sinistré par les délocalisations successives, les sacrifices des emplois, la réduction en peau de chagrin de tous les services. Et la recrudescence des cambriolages, les vols de voitures et les trafics de drogue en tout genre…

Quoi qu’on en dise, il faut se lever, travailler pour vivre. C’est la besogne de tout le monde. La mécanique routine. C’est un peu comme garer sa voiture dans une case de parking, de loger mécaniquement chaque matin ses pieds dans ces deux chaussons parallèles en attente.

Heureuse et épanouie, elle aimerait écrire sa joie, son bonheur. Elle l’imagine, à travers la rédaction d’un roman, en changeant bien sûr les noms des gens et les lieux, par pudeur et intimité. Mais pour cela, il faudrait se jeter à l’eau, et commencer à griffonner des notes, taper du texte. Laisser courir son inspiration, elle, l’amoureuse de littérature qui chaque premier samedi du mois, s’octroie le plaisir de s’acheter une paire de livres, ou trois. En ville.

Prendre le flambeau à l’endroit précis où les adultes se sont arrêtés de montrer l’exemple, et ne plus nous laisser vivre dans une poubelle, un cimetière sans air. Elle se dit qu’elle les aidera à réparer les actes manqués. Elle se dit que la vie est précieuse, alors le droit à l’erreur n’existe pas. Elle n’ignore pas toutes ces considérations, elle les revendique, entière, humaine et sociable. Elle s’appelle Cathy, elle est nourrice agréée à domicile. Et elle languit de prendre son café chaud pour se réveiller, bon pied bon œil.

Ici, il fait bon vivre. Aucune tension ne se fait sentir. Tout est calme, trop calme. C’est ce que disent aussi les jeunes, sur un autre ton, un peu frustrés et pyromanes de poubelles à temps perdu, pour tuer le temps les soirs et après-midis de vacances scolaires, une bière à la main à tenter de jouer aux adultes. Ils se moquent de leurs parents à table. Limite à gamberger à mal, quand ils sont privés de console de jeux hyper violents, ou dépossédés de leur téléphone portable devenu vital. Certains sont décidés à vouloir quitter à dix-huit ans ce trou perdu.