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Citations de Timothée Demeillers (63)


Vous devriez aller voir le Liberland, ça vous changerait de vos recherches déprimantes.
- Le Liber quoi ?
- Le Liber-land, a-t-elle répété en articulant bien lentement pour se moquer gentiment de nous. C’est un nouveau pays qui a été créé l’année dernière à quelques kilomètres d’ici. Un peu plus en amont sur le Danube. Il y a vraiment que chez nous que ce genre de choses peut arriver.
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Même les jeunes qui sont embauchés, ils parlent de retraite. Même les petits nouveaux de vingt balais, ils parlent de ça. De ce qu'ils feront. D'où ils iront. De la baraque ou la bagnole qu'ils achèteront. Comme si c'était la vraie vie qui commençait. Comme si on se faisait chier pendant quarante ans, pour enfin pouvoir choisir ce qu'on va faire de sa vie. Mais souvent, la vie en décide autrement. Si le corps résiste pendant quarante ans, parfois il cède dès la porte de l'usine passée. C'est ce qui se dit. Qu'après le pot de départ, le corps ne supporte pas. Qu'il prend vingt ans en quelques mois. Que les ouvriers ne supportent pas. Qu'ils tombent comme des mouches. Que les maladies se déclarent. Que les cœurs se dérèglent. Que les usures infligées au corps se réveillent subitement. C'est ce qui se dit. Que les organismes ne supportent pas le repos. Le silence. L'absence de la chaîne. Tous les corps sont devenus dépendant de la chaîne. Enfin, pas dépendant, mais partie de la chaîne. Et les débrancher soudain de leur générateur, ça dérègle toute l'anatomie, tous les organes et ça déclenche ces saloperies, ça fait vieillir brusquement. C'est ce que tout le monde raconte, à l'usine.
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On est déjà foutu, le coeur, les poumons, le foie, les articulations, les muscles, les os, tout ça salement amoché, et on revient s'amocher tous les lundis, retour au poste, comme aimantés, enimeux et destructeur. Qui s'infiltre dans les pores de nos peaux. Dans les fibres de nos muscles. le temps nous faisant vieillir alors que l'horloge tourne à peine. Les secondes interminables. Infinies. Le temps sans répit. Sans lueur. On n'attend plus que la mort. Et elle est la seule à nous attendre. Personne d'autre. Rien d'autre. D'ailleurs, pas besoin de grandes études pour voir le nombre de ceux qui nous ont déjà quittés. Emportés par le désespoir, par l'alcool, par la cigarette, nos drogues de destruction massive à nous. Emportés par le vide. Par l'absurdité de nos existences. Par nos gestes machinaux et répétés. Par l'impression de n'être personne. De ne servir à rien. D'être des muscles. Des bras. Des mains. Des prolongements de la machine. Qui nous impose son rythme. Auquel on s'adapte. Sur lequel on se calque. Sans même plus s'en rendre compte. Heureusement. Heureusement. Heureusement.
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Enfin les voilà, pas pressés pour un sou, à étirer le temps, à rallonger leurs pauses avec leur potage à la tomate alcoolisée et à me dévisager quand je me pointe devant eux. Comme tous les autres jours à passer devant leurs visages, devant leur couperose qui leur grignotte le profil, qui leur ronge le nez. La carte IGN calquée sur le mufle. Les sillons tracés d'avoir trop bu, de s'être trop tu. Il faut bien que les mots trouvent d'autres échappatoires. Ils me regardent les yeux vides. Délavés. Un voile noir sur la rétine. Comme un vieux chien malade.
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Mais il me suffisait d’un bruit, d’un mot, d’une odeur pour tout faire ressurgir, comme si l’usine n’était toujours qu’enfouie, qu’assoupie et pouvait se ranimer d’un moment à l’autre, une côte de bœuf saignante au restaurant, le bruit des vagues qui soudain rappelait le générateur, la tôle des entrepôts dans les zones industrielles, et c’était parti pour de longues heures peuplées de fantômes de carcasses.
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Moi, j’en connaissais des types avec qui je bossais, du jour au lendemain, qui se sont retrouvés agents de maîtrise. On sait que c’est la fin d’une période. Qu’on ne pourra plus jamais partager nos déjeuners. Beaucoup ne tiennent pas. Ils demandent à la direction de les remettre sur la chaîne. De retourner à leurs postes d’avant. Mais ce ne sera jamais plus pareil non plus. On a trahi. On a voulu trahir. On a voulu s’élever de sa condition d’ouvrier, prendre le dessus sur les collègues et toute la chaîne de production s’en souviendra. Les patrons aussi, d’ailleurs. Parce qu’on n’a pas eu assez de cran.
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Le directeur commercial export vient dans mes frigos inspecter sa marchandise, son bétail mort. Le directeur commercial export. Il me serre la main, molle, froide, mécanique. Je lui rends sa poignée de main et je baisse les yeux. Salut, ducon. Il vient parader dans mon domaine. Dans mon frigo dont il prend soudain possession. Il me dit ce serait bien que tu évites de mettre les Van Eck et les Charolux ensemble. Oui. D’accord. Ça m’était sorti tout seul de la bouche. Oui. D’accord, je lui avais répondu. Et je m’étais exécuté, bien sûr. Je m’étais tu. J’avais écouté ses réprimandes. J’avais obéi. Et je lui avais de nouveau serré la main. Froide et mécanique. Comme mon environnement. Froid et métallique. De la tôle. Des générateurs. Des rails bruyants. Des lames de scie qui crient leur peine. Qui rugissent au contact des os des bêtes. Qui résonnent entre les parois. Dans nos têtes. Des lames. Des crochets. Tout est fait pour faire mal. Pour blesser. Pour tuer. Du bruit. On peut tuer avec le bruit, aussi. On peut tuer avec ses mains, aussi. Avec cette main que je viens de serrer. Qu’il essuie discrètement sur son tablier. Et le directeur commercial export repart vers ses jeunes bovins d’à peine vingt mois qui n’auront jamais vu le jour, aux muscles gonflés artificiellement par le gavage en élevage, ou vers ses vaches rachitiques. Vieilles et usées. Tirées pendant des années pour du lait. Génitrices de veaux à la pelle. De dizaines de veaux. Âgées de dix ans et plus bonnes à rien. Juste à l’abattoir, maintenant.
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Il me hèle de loin. Alors le planton des frigos. Pas trop chaud à l’extérieur ? Je m’arrête et m’approche. Quoi, je lui dis, qu’est-ce qu’il y a ? Je voudrais qu’il me le répète en face. Mais il se tait, il me dévisage agacé et me demande ce que je fabrique là, si j’ai besoin de quelque chose, si j’ai une réclamation à faire. En compagnie des autres commerciaux et de jeunes stagiaires. Que dissimulent leurs rires, détournent les yeux, cachent leurs bouches de peur de révéler des rictus incontrôlables. Et moi qui les fixe bêtement, la démarche hésitante, sans savoir quoi répondre. Et moi qui repars vers ma voiture et les rires peuvent enfin exploser. Salut, le planton des frigos, j’entends dans mon dos. Salut, ducon.
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Clac, clac, clac, chante le chaîne.
Clac, clac, clac, chantent les dents des ouvriers frigorifiés.
Clac, clac, clac, résonne la faux que tapote la mort avec désinvolture, et c’est elle qui nous attend au coin, à l’arrêt suivant, à l’horizon de nos vies, qui n’auront pas rimé à grand-chose.
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Incipit :
Tout est plus difficile aujourd’hui, c’est sûr, enfermé à double tour dans cette geôle de béton et de barbelés, à entendre les cris, à entendre les claquements des lourdes portes métalliques, à entendre tout ce vacarme, comme un rappel de l’usine, des hurlements des scies sauteuses, des clacs, les clacs de la chaîne, si distants mais si familiers, à ressasser ce qui m’a amené ici, ce qui m’a fait plonger dans ce cauchemar alors que rien ne m’y prédestinait, ou peut-être tout au contraire, à passer des journées avec les souvenirs pour compagnons, comme du temps des frigos, comme du temps où tout a commencé, comme du temps où je devais déjà accompagner mon silence, mon ennui, ma peine de belles histoires pour nourrir le vide.
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D’ailleurs, malgré l’alcool, j’ai rencontré quelqu’un, j’ai rencontré une femme, une vraie de vraie. Une histoire pas possible, mieux que tous les shoots d’héroïne. J’étais dans le tram. Les mêmes tramways crasseux, poussiéreux, de notre temps, ceux remplis de ces déchets postcommunistes, de cette amertume qui nous hante, de ce mauvais goût capitaliste, de ces affiches publicitaires qui collent mal sur les parois d’acier froid. J’étais assis derrière un de ces galvaudeux, qui s’enracinent au plastique des sièges, dorment, chient et meurent dans les trams, le regard porté sur la nostalgie d’un passé qui semble radieux et d’un futur déjà macchabé, qui voient le tableau déprimant des Mercedes noires, chauffeurs gominés, gourmette au poignet gauche et petites minettes pas majeures au poignet droit, défiler devant leurs yeux délavés. Sortes d’animaux sauvages des temps capitalistiques, grignotant les miettes des McDonald’s et s’excitant sur les nanas à poil des tickets d’entrée de cabarets.
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 Il a lu une liste de noms qui devaient le suivre, tout ça avec un accent monténégrin. Un accent chantant qui sentait l’air salé de la mer et le vin rouge puissant. T’as été pris d’une vague d’amour pour ce militaire. T’as eu envie de le prendre dans tes bras et lui dire : mais mon frère, qu’est-ce qu’on fabrique ! Putain, laisse-nous aller boire un verre et fumer une cigarette et oublier ces derniers mois, mais bien sûr t’as rien dit, Jimmy, parce que c’était trop tard pour tout ça. 
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Personne ne savait qui était quoi. Qui était serbe, ou croate, ou hongrois, ou musulman. Ça ne voulait rien dire. Ou si, la différence existait, mais seulement dans les intérieurs confinés de nos maisons, dans les marmites qui mijotaient sur les réchauds. Et c’est tout. Six républiques, Cinq nations, Quatre langues, Trois religions, Deux alphabets, Mais un seul parti. Et c’est tout. J’étais un Yougoslave, et j’avais toujours baigné dans la culture communiste.
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C’était la première fois que l’on me parlait si ouvertement de mon ethnicité. Moi, le fils du rêve yougoslave. Né d’un père serbe et d’une mère croate. Qui n’avais jamais eu à me poser la question de mes origines. Qui n’avais jamais eu à demander à mes parents qui j’étais. Qui n’avais qu’à cocher la case yougoslave. Mais cette case n’existait plus. Il fallait choisir un camp. Il fallait affirmer haut et fort une nationalité ou l’autre. Il était devenu impossible de maintenir une neutralité. Pire, être neutre signifiait choisir le camp de l’autre. Être l’ennemi de tous.
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À la fin de la troisième chanson, j’ai attrapé le micro. Je leur ai dit que ce n’était pas ce qu’ils pensaient, que c’était un quiproquo. Ils demandaient cette chanson pour de mauvaises raisons. Quand j’avais écrit le texte, je n’y avais pas mis le sens qu’ils y mettaient, eux. Je ne voulais pas que la Yougoslavie s’effondre, que les nationalismes émergent, non, trois fois non, pas du tout, et j’ai commencé à bafouiller, et le public s’est mis à siffler, d’abord un ou deux sifflets sortis de nulle part comme des mouettes à bout de souffle, puis ça s’est répandu comme une traînée de poudre, un blizzard chuintant dégobillé d’une fosse septique. 
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C’est un titre qui a de la gueule, c’est sulfureux, décapant. On se fera remarquer, avec ça, parce qu’aucun artiste oserait dire “Fuck you Yu”, et nous, on va le hurler, fuck you Yugoslavia, fuck you la Yougoslavie, comme les Sex Pistols, et non seulement notre chanson est géniale, mais en plus on va briser un tabou…
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Arrivé devant chez mes parents, mon chauffeur m’a demandé si c’était bien là. « C’est la première fois que je vois une Noire avec un bouquin », il a ajouté, le plus naturellement du monde, comme s’il me faisait un compliment.
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Les peurs individuelles nourrissaient la peur collective qui à son tour rejaillissait sur les peurs individuelles.
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"Je crois que nous tous ici, on est des écorchés. On est ici parce qu'on a quelque chose à fuir. Tous."
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Le vent froid a gommé les frontières
La houle a atteint le sommet des arbres
A obscurci les sentiers de montagne
Laissant des villes brûlées, du gros sel
Et les cris du silence.
Seules les rôdeurs de tôle rouillée,
Le grésillement des générateurs,
Et les cumulus au-dessus des centrales
Prouvent qu’il y avait des humains
Ici avant
Dans ma Yougoslavie.
Demain la brume
Demain la brume
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