La Mauvaise herbe d'Yves Montmartin
Les indés se livrent
Comme une adolescente, j’ai passé la soirée avec le téléphone à côté de moi. Graham Bell aurait mieux fait de se casser une jambe plutôt que d’inventer cette machine infernale. Si j’avais vécu au temps des voitures à cheval, j’aurais toujours l’espoir qu’une malle-poste m’apporte un courrier de mon bien-aimé, tandis que là je vais me coucher sans aucune illusion.
Tout le monde dit que j’ai un mauvais caractère, que je suis une rebelle, mes parents, mes frères, mes camarades d’école, mes professeurs. Je m’en fiche, je préfère avoir la tête dure que de ne pas avoir de personnalité. Pour moi c’est une évidence, la vie bouillonne en moi, j’ai envie de prendre toute ma place, de m’affirmer. Je souhaite rire, chanter, courir, respirer. Je deviens une femme et je ne veux pas être soumise, ni à un père ni à un mari.
(p. 86)
Ici, les rues ne portent pas le nom de personnalité locale ou nationale, pas d'avenue du général de Gaulle, pas de boulevard Napoléon, ni de rue Molière encore moins d'impasse Mozart.
Ici les rues portent le nom qui leur va bien. La rue sans retour est tellement étroite qu'il est impossible de faire demi-tour en voiture, la rue de la chapelle mène à la chapelle Saint Tugdual, le chemin de nulle part mène nulle part, c'est une impasse. La rue des sables vous conduit à la grande plage. Tôt le matin le soleil réchauffe en premier les maisons de la rue du soleil levant, pour aller à la gare il faut prendre la rue des adieux. La coopérative agricole se trouve chemin des belles moissons, si vous souhaitez vous recueillir sur un tombe il vous faudra emprunter la rue du repos et la rue de la Font qui pleure doit son nom à une fontaine qui ne cesse jamais de laisser couler ses larmes.
J’aime bien la neige, elle sucre tous les champs alentour et rend les paysages magnifiques, même un arbre isolé.
(page 86)
Comme d’habitude, les femmes ne prenaient pas part à la conversation, comme si nous étions des citoyennes de seconde zone. Une femme devait se consacrer à l’éducation de ses enfants et à ses tâches ménagères. Même tante Nour à mon grand étonnement restait discrète.
J’enviais Louise Michel, une institutrice, figure majeure de la Commune de Paris qui n’hésita pas à arborer le drapeau noir lors des manifestations. J'avais récupéré sa biographie par hasard sur un rayon poussiéreux de la bibliothèque.
J’avais envie de hurler, de dire à tous mon besoin de liberté, de pouvoir aller et venir sans me sentir en permanence surveillée. Je voulais exprimer mon avis sur ce pays que j’aimais tant, mais qui laissait sa jeunesse complètement à l’abandon, ravagée par le chômage et le désœuvrement.
Toine l’acrobate prétend que le rosé c’est du soleil en bouteille. C’est pour cela qu’il réchauffe le cœur des gens tristes comme lui, m’a glissé papi Chandelle.
Restée toute seule au milieu du jardin, la petite fille s’est relevée. Il ne lui reste plus qu’un ou deux mètres de terrain à travailler.
Elle se rappelle les paroles de son père : « les mauvaises herbes, il faut les déraciner. Une fois que tu as bien supprimé les racines, la plante ne repousse plus, elle est morte à jamais ».
Elle ne se doute pas que dans son cœur commence à germer une graine de mauvaise herbe…
Elle ne sait pas à ce moment précis qu’elle aussi, un jour, elle sera déracinée.
La deuxième manière de déguster le réglisse, c’est ma préférée, on met tout le rouleau dans sa bouche, entièrement, en une seule fois. Au début on ressemble à un hamster, il faut bien mâcher, la salive se mélange aux arômes anisés. Petit à petit le goût de la réglisse envahit tout ton corps et remonte jusqu’à ton cerveau. C’est ce qu’on appelle la jouissance !
(page 182)
Hadjila avait réussi à convaincre Salim de l’importance pour moi de pouvoir lire, puisque je voulais devenir professeure de français. Malgré les réflexions de Raïssa sur les dangers de la lecture pour une jeune fille, papa accepta de financer les trois cartes d’abonnement à la bibliothèque. Je savais que Salim aimait sa princesse et qu’il éprouverait une certaine fierté lorsque je serais professeure.
Si je ne m’intéressais plus du tout aux nombres premiers, je n’abandonnais pas pour autant l’espoir de voir mon nom remplacer la rue Ouarahni. Dès que j’aurais absorbé toute la subtilité du français, je m’attèlerais à l’écriture d’un premier roman et je deviendrais à onze ans le plus jeune Prix Goncourt!
Quand il est dans son atelier, papa écoute la radio en permanence, cela lui tient compagnie. Sauf que parfois la scie fait tellement de bruit que je me demande s’il entend quelque chose. Une fois, j’ai entendu une chanteuse à la voix bizarre qui répétait sans cesse « il est mort, il est mort, le soleil ». Je crois que papi Chandelle a bien raison quand il dit qu’il ne faut pas écouter toutes les bêtises qu’on peut entendre à la radio et à la télévision. Il faut se méfier des fausses rumeurs.