En 1992, la française Élisabeth Vonarburg publie un énorme ouvrage rapidement récompensé par une multitude de prix, dont le prix spécial du Philip K. Dick Award et le prix Boréal.
Acclamé par Ursula K. Le Guin en personne (excusez du peu !), Chroniques du Pays des Mères acquiert rapidement le statut d’œuvre culte et devient l’un des univers de science-fiction les plus appréciés de tous les temps.
Près de 27 ans plus tard, les éditions Mnémos rééditent ce monument accompagné d’une préface de Jeanne A. Debats.
Une occasion en or pour les lecteurs de (re)découvrir ce chef d’oeuvre intemporel à l’intelligence acérée.
Au temps des Capteries
Bien des siècles après la fin de notre civilisation moderne, après ce que l’on considère comme Le Déclin (une ère de bouleversements climatiques majeurs), une nouvelle société s’est installée sur les ruines des échecs passés.
Dans un monde où la fertilité des femmes ne permet que rarement de mettre au monde des garçons, les hommes sont devenus une rareté…et les femmes gouvernent les Capteries du Pays des Mères, un ensemble de Citadelles-États réunies en fédération et régit par des Assemblées.
C’est dans l’une de ces Capteries, celle de Béthély, que naît Lisbeï, une petite fille parmi tant d’autres qui vit dans la Garderie, un endroit protégé où les mosta (les « non-personnes ») doivent faire leurs premiers pas et leurs premières armes loin du regard des autres.
Car dans ce monde dévasté, une étrange Maladie peut brutalement emporter les jeunes enfants. Ce n’est qu’après sept années de vie ou après avoir survécu à ladite maladie que la mosta devient une dotta (une jeune fille) avant d’intégrer pour de vrai une société divisée en castes de couleurs : les Vertes n’ont pas encore eu leurs règles, les Rouges sont en âge de procréer et doivent être régulièrement inséminées artificiellement pour perpétuer les Lignées, et les Bleues, celles qui sont incapables d’avoir des enfants du fait de leur âge ou d’une stérilité précoce.
Au Pays des Mères, les hommes n’ont pas les mêmes droits que les femmes. On les utilise pour inséminer les Rouges et quelques élus ont le droit de féconder directement la Mère (celle qui dirige la Capterie) après la Célébration, un étrange rite hérité des enseignements de Garde, sorte de Jésus féminin qui a également donnée le culte d’Elli à ses sœurs.
Lisbeï, alors qu’elle est encore très petite, comprend qu’elle n’est pas comme les autres, qu’elle voit plus loin et ressent les choses avec plus de force. Sortie de la Garderie, elle rencontre sa Mère, Selva, Capte de Béthély. Elle apprend qu’elle est la prochaine Mère de Béthély et que sa demi-sœur, Tula, encore dans la Garderie, sera sa Mémoire, celle qui se souvient de l’Histoire.
Mais les choses ne vont pas vraiment se passer ainsi…
Une société au féminin
Divisé en cinq parties, cet énorme pavé rassemble la vie et l’oeuvre de Lisbeï, petite fille promise à un destin extraordinaire dans une société tout bonnement fascinante où Élisabeth Vonarburg imagine un pouvoir matriarcal absolu…mais pas sanglant. On apprend rapidement que le Pays des Mères n’est pas la première restructuration sociale apparue depuis Le Déclin et que le monde a d’abord connu l’essor des Harems, société dictatoriale où les hommes survivants étaient devenus de terribles dictateurs avant d’être réduits eux-mêmes en esclavage par les femmes des Ruches, une variante féministe extrême caractérisée par sa violence et son hermétisme. Grâce aux enseignements de Garde, une prophétesse new-age, et à ses Compagnes, les Ruches sont tombées pour devenir ce Pays des Mères. Si l’on pourrait voir dans cette création littéraire une utopie féministe, Élisabeth Vonarburg nous détrompe rapidement et fait preuve d’une subtilité bien plus sidérante dans son approche. Le Pays des Mères explique la nécessaire évolution vers la stabilité d’un système matriarcal qui peut facilement tombé dans les mêmes travers de violence que celui des hommes. Mais ce système, pour aussi pacifique qu’il semble être, n’est pas parfait et Lisbeï en fera plusieurs fois l’expérience dans son épopée. La place des hommes fait ici écho à celle des femmes dans notre société et explique un point fondamental pour la réussite du roman : le féminisme n’est pas un nouvel extrémisme qui doit juste inverser les injustices mais un mouvement pour l’égalité entre les sexes. On notera d’ailleurs que les plus orthodoxes des Croyantes, les Juddites, sont toujours vues d’un mauvais œil tout du long de l’aventure et représentent de façon assez fabuleuse les travers d’une tradition matriarcale aveugle et, forcément, délétère.
De Mères en mères
Curieusement, au Pays des Mères, le lecteur découvre que les femmes n’ont pas totalement réussi à se débarrasser d’un vieux schéma masculin : celui de leur représentation en temps que reproductrices. Nourries par la crainte de la disparition de l’espèce et sans cesse préoccupées par un pool génétique trop étroit pour permettre à n’importe qui de se reproduire avec le premier venu, les Capteries ont instauré un système de Lignées pensé pour éviter la survenue d’aberrations génétiques condamnées aux Mauterres ou à la mort.
La principale caractéristique de cette hiérarchie induit une division des femmes entre celles qui sont en âge et en capacité de se reproduire. De même, il s’avère rapidement évident que le fait de ne pas pouvoir avoir d’enfant n’est pas une malédiction si terrible et que l’insémination à répétition devient une forme de terreur silencieuse qui condamne les femmes à avoir des enfants, programmées comme elles le sont dès leur plus jeune âge pour devenir des mères. Dans Chroniques du Pays des Mères, le lecteur trouve une réflexion fascinante sur cette obligation naturelle et sociale qui enferme les femmes dans des cases et qui, souvent, détruit des vies ou des aspirations. De façon méticuleuse, Lisbeï nous rend compte de cet énorme boulet qui va de pair ici avec le tabou amoureux : la reproduction oui, l’amour, non, surtout pas avec un homme. La liberté sexuelle prend dès lors un tout nouveau sens et les femmes du Pays des Mères deviennent autant de moteurs de réflexion pour le lecteur sur la condition féminine actuelle et la pression sociale qui pousse à avoir un enfant. Bien sûr, cela ne veut pas dire que le livre est contre l’enfantement mais, comme pour tout, chacune devrait avoir le choix.
Autre élément génial, la langue imaginée par Vonarburg s’est féminisée pour refléter une société majoritairement féminine. Et non seulement le féminin l’emporte mais, en plus, les lieux et adjectifs du passé ont lentement glissé dans leur orthographe pour refléter l’évolution inexorable de la langue. Le monde est donc bien mouvement.
Gnothi seauton
Autre axe de réflexion de ce monstrueux roman-univers, la place de l’Histoire, des histoires et de la tradition. À côté du voyage initiatique de Lisbeï à travers le Pays des Mères, Élisabeth Vonarburg se penche sur l’importance de notre Histoire et la pérennité des contes et légendes d’où le vrai peut toujours surgir quand on s’y attend le moins. Comprendre sur quoi nous sommes en train de nous tenir à l’heure actuelle, voilà une chose fondamentale, savoir qui nous sommes pour savoir où aller. Ce n’est pas un hasard si Lisbeï deviendra exploratrice et avant-gardiste, c’est aussi par besoin de découvrir encore et encore mais surtout de remettre en question les évidences, d’aller voir derrière le rideau de nos enseignements pour mettre en doute et déterrer de nouvelles choses. Ce personnage inoubliable qu’est Lisbeï ne se caractérise pas seulement par sa profonde humanité mais aussi, et surtout, par son refus d’accepter ce qu’on lui sert, sa volonté constante de découvrir d’autres horizons et d’apprendre insatiablement. Véritable déclaration d’amour au savoir, à la recherche, à l’enseignement, à l’exploration, Chroniques du Pays des Mères nous offre des horizons aussi multiples que passionnants, où l’on découvre les différentes Capteries et les différents modes de vies, sans jugement mais avec un esprit critique constant pour nous permettre de remonter les choses à l’endroit.
Vertige narratif
Mais ce qui fait la force de ce roman, c’est surtout son univers, incroyablement bien pensé et qui ne laisse pas la place à la catégorisation à l’emporte-pièce, qui triture ses personnages dans tous les sens pour dévoiler contradictions et secrets, amours et peines. L’écriture magnifique d’Élisabeth Vonarburg abolit nos préjugés et offre un voyage émouvant en diable, rythmé par les doutes et les peines de Lisbeï comme par ses joies, établissant la jeune fille comme une héroïne inoubliable. Il faut également dire un mot de la structure, alternant la forme épistolaire et la forme romanesque, qui met en relief l’entreprise de Lisbeï dans sa soif d’apprendre…pour se rendre finalement compte qu’une autre personne nous rapporte tout cela.
Un vertige saisi alors le lecteur lorsqu’il regarde en fin d’ouvrage la Tapisserie finement ouvragée par l’autrice, une malicieuse écrivaine capable de nous raconter l’histoire d’une femme à la recherche d’une légende et qui devient elle-même une légende…avant de nous être rapporté pendant ces centaines de pages d’une intelligence époustouflante. Chroniques du Pays des Mères n’est pas seulement exceptionnel par ses personnages ou par son univers mais aussi, et surtout, par le raffinement de l’ensemble et sa structure, beaucoup plus importante et plus forte qu’on ne l’aurait cru de prime abord.
Chroniques du Pays des Mères plonge dans une société matriarcale perfectible où l’extrémisme n’a pas sa place quelque soit votre genre ou vos croyances. Roman-univers unique emportée par une héroïne intemporelle, le roman d’Élisabeth Vonarburg mérite amplement sa place de chef d’oeuvre.
Un livre inoubliable pour une histoire inoubliable.
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