Nouvelliste et romancier également né à Buenos Aires, ce merveilleux conteur, bientôt "vieil ami" et compère de Jorge Luis BORGES (jusqu'au trois ouvrages forgés à quatre mains par ce duo si imaginatif), nous aura rendu plus réelle encore l'irréalité de ce monde, bâti de nos souvenirs et nos fugaces traces illuminant transitoirement l'espace-temps... Une île est un monde : y avoir échoué, un jour, en tant qu'évadé ou naufragé, nous donnera bien l'illusion de la vie. "L'invention de Morel" (sa longue nouvelle ou court roman, bientôt célèbre, de 1940, exactement contemporain du granitique "Il Deserto dei Tartari" de notre cher Dino BUZZATI) est notre boussole mais s'avèrera un leurre éternel... Souvenons-nous aussi de l'étrangeté ce film "Invasion" (dont le fascinant noir-et-blanc, dû à Ricardo Aronovich, est proche des qualités du somptueux "Roma" d'Alfonso Cuarón) d'Hugo Santiago (1969), bâti sur un scénario réunissant les puissants imaginaires d'Adolfo BIOY CASARES, Jorge Luis BORGES et Hugo SANTIAGO... "Flirtant avec les genres policier et fantastique", que nous raconte-t-il ? 1957 à Aquilea, une ville portuaire grise et usée (dont le plan est un assemblage de morceaux de Buenos Aires), où l'on aime le football, boit du maté et chante le tango. Don Porfirio, un vieux monsieur qui vit avec son chat noir Wenceslao N., dirige de fébriles opérations de résistance face à de mystérieux envahisseurs en costumes clairs, qui s'infiltrent dans la ville dans l'indifférence générale. Son but premier est de gagner du temps. Il envoie le groupe de Julián Herrera à la frontière Nord, pour détruire un camion contenant un poste émetteur.
Les résistants, des petits bourgeois mélancoliques, qui n'ont pas peur de la mort, obtiennent quelques succès mais sont tués les uns après les autres. Herrera commence à penser que la lutte est vaine et aspire à une vie normale avec sa fiancée Irene. Il ne sait pas que celle-ci travaille également pour don Porfirio : son équipe, celle du Sud, se prépare à prendre le relais.
« Invasión est la légende d’une ville, imaginaire ou réelle, assiégée par de puissants ennemis et défendue par quelques hommes qui, peut-être, ne sont pas des héros. Ils lutteront jusqu’à la fin, sans se douter que leur bataille est infinie. » [Jorge Luis Borges]
"Invasión" fut présenté dans plusieurs festivals internationaux : Quinzaine des Réalisateurs du Festival de Cannes 1969, Festivals de Locarno, Festival de Karlovy Vary... Il est acclamé par la critique, obtient 22 prix dont en Argentine le Condor d'argent du meilleur scénario, mais est boudé par le public.
En 1978, pendant la dictature argentine, huit bobines du négatif original sont volées à Buenos Aires. En 1999, Hugo Santiago et Ricardo Aronovich reconstruisent l’original à Paris.
En 2002, le film devenu culte ressort en Argentine (où Hugo Santiago fait l'objet d'une rétrospective lors du BAFICI), en France (où il est à l'honneur au Festival Biarritz Amérique latine), et aux États-Unis (où il est diffusé au MoMA). En 2008, le Musée d'Art latino-américain de Buenos Aires édite un double DVD du film en espagnol, français et anglais.
Interprétation
Ce film conceptuel mêlant les genres, à l'esthétique élégante inspirée du film noir, au montage musical et au climat sonore inquiétant, a donné lieu à de nombreuses interprétations : quelle est cette invisible menace, qui sont ces mystérieux envahisseurs ?
L'indication initiale, « Aquilea 1959 », brouille les pistes : "Invasión" est un témoignage sans référent. Mais dès sa sortie, le film n’a cessé de se charger de sens, de déborder sur l’Histoire de l'Argentine. Beaucoup y ont vu une allégorie politique contre la menace fasciste ou impérialiste, trouvant des échos dans le Cordobazo et la lutte des Montoneros contre la dictature de Juan Carlos Onganía, voire dans la dictature militaire à venir.
De façon plus générale, le film évoque aussi la peur de l'étranger, de la nouveauté, de la modernité, de la perte des valeurs, de la dépersonnalisation. « Le sujet de ce film est le temps, quand il n’est plus l’Histoire. » [Alain Touraine, juillet 1969] (Source exclusive : article "Invasion" de l'encyclopédie en ligne WIKIPEDIA).
C'est que... cette bonne Ciudad/Ciutadella d'Aquilea vaut bien la forteresse de Bastiani attendant ses envahisseurs fantômes... "Le Désert des Tartares" buzzatien a su germer, lui aussi, en Argentine...
[Cliché : portrait d'Adolfo BIOY CASARES pris en 1940]