Ne pas raconter la dictature argentine, une fois de plus, mais dire le halo coagulé de peur et de doute qu'elle a créé, sa terrible crise économique, sociale et morale, son joug politique accompagné des craintes de dénonciation et de trahison quand autrui devient un potentiel ennemi. Si la terreur autoritaire débutée en 1976 s'est officiellement achevée en 1983 avec l'avènement de la démocratie, la peur et le doute ont longtemps hanté les argentins, avec son cortège de réconciliations nationales ambigües qui a permis à la justice de ne jamais être rendue et aux disparus de le rester. C'est cette peur et ce doute pétri d'arbitraire qu'
Adolfo Bioy Casares a choisi de traiter dans ce petit roman absolument magistral écrit alors que la démocratie est installée depuis deux ans. "C'est une évocation symbolique de ce qui s'est passé. Cette réalité qui m'entourait m'a forcé à écrire mon histoire. C'est une métaphore, à ma façon, de ce qui est arrivé" confie
Adolfo Bioy Casares.
Le livre
Un photographe à La Plata (quel dommage que le titre français n'ait pas conservé le mot "aventure" du titre original) narre les péripéties d'un jeune provincial, photographe débutant, Nicolas
Almanza à La Plata, chargé de photographier les merveilles architecturales de la ville, et ses relations fortuites et étranges avec la famille Lombardo (pour qui le photographe ressemble à un fils mystérieusement disparu) et des personnages de la pension où il loge.
Le protagoniste Nicolas perçoit La Plata comme un espace fragmenté, considérant la ville comme un objet esthétique qu'il capture photographiquement, filtrant la réalité pour révéler son aspect fantomatique brumeux aux lumières métalliques se superposant aux étranges aventures qui vont parsemer son séjour à La Plata. "Au moyen de son appareil photo, le photographe soustrait le monde qui l'entoure au fleuve du temps. On peut affirmer que le photographe est un artiste lorsqu'il découvre les moments les plus expressifs de la vérité de ce monde, son modèle, et parvient à le perpétuer magnifiquement et tel qu'il est, comme s'il lui volait son âme" dit
Bioy Casares dans un essai sur la photographie.
Et c'est l'âme d'une ville voilée d'ambigüité et d'incertitude que photographie le jeune Nicolas, ce halo venimeux qui englobe toute vie quotidienne sous dictature, faisant douter de l'autre, tout autre, possible ennemi ou délateur, possible résistant, possible amante : possible haine et possible amour dans une douteuse altérité.
Jouant avec maestria de différents genres littéraires, récit fantastique, roman policier, roman d'amour, fiction scientifique, roman d'aventure,
Bioy Casares intrique les apparences avec la réalité, superpose rêve et éveil, hallucination et pleine conscience, pour déployer un récit d'une ambigüité sidérante où la fin n'en est pas une, laissant au lecteur la liberté d'inventer la suite. Laissant aux Argentins toute latitude pour inventer le devenir d'un pays martyrisé par sept années de terreur.
Ce court roman écrit à pas feutrés, secrètement diabolique et déchirant, est un des sommets de l'exceptionnel art romanesque bioycasarien.
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