Le bon livre au bon moment
[critique à lire avec les illustrations sur http://sfetal.blogspot.com/2011/07/dans-la-peau-dun-autre-xavier-muller.html]
Ça commence mi-juin, la descente à vélo le long du canal jusqu'à la gare, chapeau vissé sur la tête, les soirées à rallonge. A l'école, on aurait arrêté les choses sérieuses et ennuyeuses, les récrés à rallonge. Au bureau, une certaine nonchalance, malgré tout. Pique-nique en famille, apéro en terrasse.
Alors quand le facteur arrive et livre un roman à la couverture noir, on se dit que c'est l'été et que l'été, c'est polar. 2010 avec Lisbeth et alors quoi cette année ?
Allez, je lis les premières pages, pour voir, et je lirai la suite ce week-end, pendant la sieste.
Quatre heures plus tard (bon, ok, tout de même étalées sur 2 jours), je tourne la dernière page. Oui, c'est définitivement l'été.
Le bon livre au bon moment donc, et le bon public aussi. Un polar, avec des morts ou presque, science-fictionnesque avec transfert d'âmes, plutôt hard-science sous-genre neurobiologique. Je suis déjà la bonne cible. La chasse aux publis, les guerres d'égo, l'ambiance des labos : non vraiment, je suis coeur de cible.
On suit donc les déboires de Maxence Lance, jeune étudiant en sciences du cerveau promis à un brillant avenir, ou au moins aux affres de la thèse, qui se retrouve du jour au lendemain enfermé dans le corps du presque quarantenaire Philippe
Mahieu, lui-même chercheur établi dans le domaine des neurosciences. Comment ? Pourquoi ? Où (trois fois) ? Mais dans quel état j'erre ?
Comment s'est-il retrouvé là ? Où l'esprit de
Mahieu ? Où est son propre corps ? Où sont passées les dix dernières années dont il ne garde aucun souvenir ?
Voilà pour la partie mystère, voilà ce qui m'a fait continuer : le mystère est à tiroir et les fils soigneusement enchevêtrées, les rebondissements justement répartis.
La situation est rocambolesque, tout le reste éminemment cohérent (ou presque). Les réactions de Maxence lorsqu'il se découvre enfermé dans un corps qui n'est pas le sien, le pacte à la Faust qui lui fait accepter sa condition. le héros-qui-n'en-est-pas-un (ou presque) suit des fausses pistes, revient en arrière, se trompe sur les intentions de ceux qui l'entourent. le moins qu'on puisse dire, c'est que la résolution du mystère n'est pas une ligne droite ponctuée par des coïncidences arrangeantes : pas de facilité, il n'arrive pas ce qu'on croit qu'il va arriver.
Pas de manichéisme non plus dans ce roman: Maxence est poussé par l'ambition, les méchants ne le sont (presque) pas tout à fait, les gentils pas tous animés des plus purs sentiments. Et surtout (merci, ça fait du bien), les personnages féminins ne sont pas relégués au rôle de la petite amie bien gentille et compréhensive mais un peu co-conne tout de même. Si le rôle principal est masculin, le rôle des trois femmes qui gravitent (malgré tout) autour de Maxence ont un vrai relief, un poids important sur le déroulement de l'intrigue.
Passons aux "presque".
Presque "éminemment cohérent". Ce roman est avant tout un thriller, avec son lot de course-poursuites et de rebondissements plus ou moins plausibles (et globalement plutôt plus que moins). Mais bon, cela fait partie des codes du genre, on les accepte car c'est finalement ce qu'on en attend. le pré-supposé de la similitude de l'identité avec un ensemble de données que l'on pourrait "télécharger" d'un corps à l'autre, s'il est parfaitement acceptable comme ressort à l'intrigue, me paraît justement un peu trop collé à une vision "informatique" du fonctionnement de l'humain, avec une séparation nette entre le matériel et le logiciel. Cette approche cartésienne de la séparation du corps et de l'esprit ne permet pas d'explorer ce que pourrait être les interactions de l'identité et du corps. On pourrait imaginer une influence du corps de
Mahieu sur la personnalité de Maxence... mais l'auteur avait déjà suffisamment de grain à moudre!
Un mot encore, un chipotage sur la capacité de Maxence à passer d'un monde pré-euro, pré-11Septembre, proto-internet (peut-être), pré-facebook (à coup sûr) et à se réveiller dix ans après comme un poisson dans l'eau. Là encore, ce n'est pas le sujet de livre et puis, finalement, on pourrait effectivement se poser la question de la capacité d'un(e) quidam à retrouver ses repères dans notre monde, quand bien même viendrait-il tout droit des années 60 : le temps aurait-il cessé de s'écouler ?
Presque "un héros-qui-n'en-est-pas-un". Ce qui est vrai la plupart du temps : Maxence subit, et, s'il est tout de même animé par l'envie de découvrir le pourquoi et le comment de ce qui lui arrive, il n'est pas infaillible. Sauf. Sauf ce pouvoir un peu étrange, sa capacité à l'hypnose quasi-instantanée. L'hypnose occupe une place importante dans cette histoire, et, sans en dévoiler d'avantage, disons qu'elle est abordée plutôt rationnellement. Reste les quelques situations dans lesquelles l'intrigue avance grâce à ce pouvoir de super-héros. Cela reste toutefois anecdotique et ajoute une dimension héroïque à ce Maxence, un homme bien normal par ailleurs.
Presque "pas tout fait méchants". Ouais, bon, le vrai méchant est quand même vraiment méchant (mais je ne dirai pas qui), animés de viles intentions (non, ce n'est pas le majordome). Mais les autres sont plus nuancés, plus changeants aussi : ils ne restent pas accrochés à leurs certitudes.
Les véritables réserves que je pourrai avoir, je les attribuerais plutôt à l'édition en elle-même : le titre sent un peu trop le Jason Bourne, la couverture est sans doute énigmatique.... mais sans rapport avec le contenu (mais je suis sans doute resté insensible à la symbolique de la porte entrouverte et à celle de l'escalier...), je ne parierais pas sur la capacité de la colle à résister à une lecture prolongée sur la plage et finalement pour finir, le prix: 19.90 Euros. Bon ok, j'ai plutôt tendance à acheter d'occase, mais ça me paraît quand même excessif (non pas au regard de la qualité du texte, bien entendu, mais bien au regard de l'édition) ... même si on me rétorquera que c'est dans la ligne de prix de ce qui se pratique ailleurs, et qu'il faut bien rémunérer les auteurs
Pour finir sur un note positive, j'ai particulièrement apprécié la qualité du rendu de l'atmosphère qui peut régner dans un laboratoire de recherche. On y retrouve le poids excessif des publications, le seul critère d'évaluation retenu pour juger de l'efficacité d'une équipe... et donc des financements publiques pour les prochaines années, la guerre des égos pour savoir qui fera mieux et plus vite que le/la collègue/concurrent situé(e) deux portes plus loin, le parcours du combattant du post-post-post-doctorant cherchant à tout prix un poste pérenne. Tout cela,
Xavier Müller le doit sans doute à son passé de "Docteur ès sciences" et son présent de journaliste scientifique, comme l'indique sa courte bio en quatrième de couv.
Xavier Müller
A jamais dans la mémoire de la peau de XIII : les neurones miroirs
La découverte des neurones miroirs est absolument renversante. C'est aussi la découverte la plus importante et elle est pratiquement négligée parce qu'elle est si monumentale que nul ne sait qu'en faire.
Robert Sylvester
Imaginez que vous réveillez un beau matin, incapable de reconnaître celui ou celle qui vous fait face dans le miroir. Ne cherchez pas à savoir si vous êtes préposée aux postes ou bien chargé de l'accueil dans une multinationale. Non, rien de tout cela: vous avez 90 chances sur 100 d'être un(e) ex-agent secret sur le point de découvrir un complot mondiale avant d'avoir accidentellement perdu la mémoire. Demandez à Jason Bourne/Mulway/Mac Lane/Fly ou encore à Samantha Caine ...
Alors certes, Maxence aussi se retrouve avec un gros trou dans la mémoire, mais lui a littéralement atterri
dans la peau d'un autre. Cela dit, contrairement aux ex-agents, il n'a pas vraiment de doute sur son identité : il sait parfaitement qui il est, il ne sait simplement pas ce qu'il fait dans ce corps qui n'est pas le sien, ni ce qui a bien pu se passer ces dix dernières années. Ce n'est donc pas vraiment un roman sur la quête d'identité. Il n'y pas non plus de conflit d'identité comme Silverberg a pu magistralement le mettre en scène dans L'homme programmé. le thème est un peu abordé lorsque Maxence se pose la question de savoir s'il est vraiment lui-même ou le simple souvenir préfabriqué, l'écho de celui qu'il a véritablement été. Mais il est rapidement évacué pour revenir à une explication plus "rationnelle".
Sans en dévoiler d'avantage, disons que les neurones miroirs occupent une place centrale dans l'intrigue. le neurone miroir, c'est la superstar des neurosciences, ainsi qu'il est précisé au tout début du roman
J'étais tombé sur la proposition de stage du professeur Gamblin dans le couloir des cinquièmes années. "Tentative d'influence des neurones miroirs à l'aide de la stimulation magnétique transcrânienne." Tout un programme, qui aurait sonné comme du chinois aux oreilles d'un profane, mais qui mettait l'eau à la bouche : les neurones miroirs étaient l'un des sujets chauds du moment en neurobiologie.
Dans la peau d'un autre,
Xavier Müller, My Major Company - Books / XO Editions, page 11
Confrontons alors ce qu'en dit l'auteur avec ce qui se dit sur le sujet dans des articles dédiés.
Ces résultats lui auraient valu l'admiration des ses pairs, mais ce qui rendait vraiment révolutionnaires ses recherches était ailleurs : il avait découvert des neurones miroirs de l'hypnose. C'était en deuxième année de fac, lors d'un cours sur le cerveau des mammifères, que j'avais entendu parler de ce type de neurones pour la première fois. A l'époque, il venait d'être mis au jour chez le rat. Comparativement aux types standard de neurones, ils avaient la particularité d'être activés lorsqu'un rat réalisait une tâche, comme s'orienter dans un labyrinthe, mais aussi lorsqu'il la voyait exécutée par un congénère. Les neurones miroirs avaient appris aux chercheurs que réaliser une action et être témoin de la même action pouvaient être similaires du point de vue du cerveau. Mon prof nous avait gratifiés d'une phrase qui était restée gravée dans ma mémoire : " Les neurones miroirs montrent que s'imaginer, c'est faire"
Un ou deux ans après les expériences avec les rats, des neurones miroirs avaient été identifiés chez l'homme. En l'espace de quelques années, l'existence de cet nouvelle catégorie de neurones avait apporté un nouvel éclairage sur de nombreux mécanismes cérébraux. Des chercheurs expliquaient par exemple la contagion des sentiments par les neurones miroirs : si nous ressentions de l'empathie pour une personne triste, c'était parce que des neurones miroirs participant aux émotions s'activaient dans notre cerveau. A cause de ces neurones, nous éprouvions réellement de la peine, de même que le rat observant le rat du labyrinthe s'imaginait à sa place. Voir souffrir était d'une certaine manière souffrir, tel était le second message qu'avaient délivré les neurones miroirs.
Selon certains chercheurs, les neurones miroirs expliquaient une partie des capacités d'apprentissage du cerveau : en visualisant un autre rat s'échiner à trouver la sortie, le cerveau du rat se construisait une image mentale du labyrinthe codée sur les neurones miroirs, image qu'il pouvait ensuite se rappeler pour trouver lui-même son chemin dans le dédale.
Dans la peau d'un autre,
Xavier Müller, My Major Company - Books / XO Editions, pages 52-53
Les neurones miroirs sont les mimes Marceau de votre cerveau : ils s'activent dès qu'une personne réalise un geste que vous savez faire. Si vous êtes guitariste et que vous visionnez un concert de Jimy Hendrix, Ils émettront des influx nerveux. Les neurobiologistes pensent que c'est en partie grâce à eux que l'enfant peut apprendre dans ses premières années : lorsqu'il verra son entourage effectuer un geste précis, des neurones miroirs s'allumeront qui renforceront ses connexions cérébrales et l'aideront à mieux accomplir le geste.
Dans la peau d'un autre,
Xavier Müller, My Major Company - Books / XO Editions, page 155
Autrement dit, les neurones miroirs sont ceux qui nous permettent de nous mettre à la place de l'autre, de "faire comme ci" juste par l'observation, d'apprendre à faire en regardant faire.
Le bon livre au bon moment, disais-je plus haut. Et bien justement, deux jours avant d'ouvrir ce livre, j'écoutais
Jean-Claude Ameisen, dans son émission Sur les épaules de Darwin sur France Inter, relater une anecdote faisant écho à cette capacité d'"apprentissage passif" : les disciples des maîtres japonais du Sushi ne font en premier lieu qu'observer les gestes de leurs aînés. Lorsqu'après une longue période ils sont enfin autorisés à réaliser leur premier Sushi, leur dextérité est presque parfaite
Jean-Claude Ameisen n'évoque pas explicitement le lien avec les neurones miroirs, mais je n'ai pu m'empêcher d'y voir un lien. Toutefois, il faut savoir qu'il s'agit d'un champ d'étude très récent, encore balbutiant et sujet de discussion dans les milieux scientifiques autorisés.
A ce sujet, la fiche wikipédia est manifestement rédigée par un spécialiste. Elle est claire, rigoureuse, très bien documentée.
On y apprend la découverte des neurones miroirs en 1996 chez le singe et en 2010 chez l'homme. Il s'agit de neurones actifs non seulement durant l'acte du sujet lui-même mais aussi lorsque le sujet assiste passivement à cet acte. Ils sont aussi sélectifs, puisque qu'un neurone sensible à un type de geste (un mouvement de préhension de la main) n'est activé que pour ce geste précis, et pas par d'autres. Si leur rôle semble établi pour ce qui est de l'imitation des gestes, le débat sur les neurones miroirs se situe plutôt sur le terrain des processus plus complexes, comme l'empathie.
A ce propos, je vous conseille la lecture de cet article, Les neurones miroir dans Automates Intelligents, par Simon de Keukelaere. Il y explique très clairement le rôle et le fonctionnement de ces miroirs et ouvre la discussion sur l'importance de l'imitation chez l'homme. Il y parle aussi de la tendance au rapprochement entre les domaines de la recherche sur le cerveau et de la psychologie expérimentale ou l'anthropologie, l'étude des comportements humains.
De l'imitation à l'empathie, il y a qu'un pas que quelques chercheurs ont franchi en attribuant aux neurones miroirs notre capacité à ressentir les émotions éprouvées par nos congénères. L'approche de Simon de Keulelaere le conduit même à rapprocher deux caractéristiques très fortes chez l'humain, sa propension à la violence et sa propension à l'imitation : notre capacité à ressentir les intentions de l'autre conduirait à désirer la même chose que lui et donc à la lui disputer. Et même, voir la violence, même indirectement, à travers la télévision ou les jeux vidéos, pourrait alors constituer un apprentissage de la violence : vieux débat pas près d'être tranché (même si je pense que non mais que je dois faire face à une farouche contradiction domestique ;-).
Conclusion et recommandations (comme dans tout bon article scientifique)
Alors pour revenir au roman, disons que
Xavier Müller s'appuie sur un sujet brûlant de la neurobiologie, l'introduit en collant aux connaissances actuelles et extrapole ensuite sur le potentiel encore inexploré de ces neurones miroir. C'est là le propre de la science-fiction, sous-genre hard science, celle qui innove et qui surprend.
Dans la peau d'un autre de
Xavier Müller, c'est bon, lisez-le, même si vous n'y connaissez rien en neurobiologie et IRM fonctionnelle, même si vous n'êtes pas initiés aux secrets d'alcôve de la recherche, lisez-le parce que c'est un bon thriller, parce que c'est l'été et ses soirées à rallonge. A l'école, on aurait arrêté les choses sérieuses et ennuyeuses, les récrés à rallonge. Au bureau, une certaine nonchalance, malgré tout. Pique-nique en famille, apéro en terrasse...
[Je remercie Vincent Beghin, du site Les Agents Littéraires, pour m'avoir fait parvenir ce roman. Ce blog collectif a pour but de promouvoir les livres restés dans l'ombre.]
[critique à lire avec les illustrations sur http://sfetal.blogspot.com/2011/07/dans-la-peau-dun-autre-xavier-muller.html]
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