Citations sur Armen (53)
Je n’oublierai pas ce travail acharné, qui m’a trouvé tour à tour enthousiaste, dépité, inquiet, sanglotant. Je n’aurais jamais cru que l’emploi des mots puisse faire tant de mal. A la fin, toujours les mêmes revenaient, pierre, sel, écume, verre, brume. Je les mettais en présence, je les voyais s’unir ou s’écarter. Ils se figeaient parfois en courtes phrases molles que je ne pouvais plus modifier, aussi lourdes à remuer que des cadavres. J’étais paralysé pendant des heures. Puis, sans raison, ou peut-être parce que j’avais beaucoup marché sans le savoir, tout s’animait à nouveau.
Les perles de Vermeer. Peut-être que rien au monde ne m’a touché plus. La lueur des perles. Mais pourquoi ? " On n’a aucune prise sur vous, disait Marion, vous êtes lisse comme une bille, tout serré à l’intérieur. Vous n’avez donc jamais explosé, crevé, pleuré ? " Est-ce que ça vous regarde ?
Sans m'en rendre compte je suis entré dans l'hébétude de ces vieux marins. Naguère encore, quand je descendais, quand je retrouvais l'île après vingt jours, je les admirais, tous alignés sur le quai Nord, immobiles, l'oeil fixé sur un point de l'horizon. Je les imaginais pleins de sagesse et de souvenir. Je sais maintenant qu'ils sont sans pensée. La mer est entrée par leurs yeux, leur a vidé lentement l'intérieur de la tête.
Mais je dois bien l'admettre : cette averse est venue, la lumière a changé. Je n'ai pas voulu y croire. Rien n'a bougé en moi. j'attends toujours la joie violente, qui soudain noyait les failles, masquait les blessures, me lançait lisse et radieux vers l'été, dans le temps.
Le printemps est là, je n 'ai rien senti.
(p. 127)
Une fois de plus, j'ai compté les marches, cent dix-huit ; compté les tours de manivelle qu'il faut donner pour remonter le poids, cent à l'heure environ. J'ai dû passer de longues minutes à me regarder dans l'étroit miroir de la cuisine, à prendre des poses et à faire des grimaces. Qu'est-ce-que je fabrique ici ?
Quelle folie ? Il fallait étonner un peu le monde. Je me tenais tranquille depuis trop d'années. La vie était morne et douce, invivable. Changer la vie, crier, mais contre qui ou quoi ? Si je dois me révolter, c'est uniquement contre moi-même.
(p.39)
Il nous reste à repeindre le nom du phare, tracé en grosses lettres noires sur la tour. Elles ont un peu viré au gris au cours de l’hiver. J’ai fait le A. Martin, le R, ce R dont il affirme, dans ses jours sombres, qu’il est de trop. Nous avons écrit ensemble le M.
Au fond toutes les heures de la nuit sont utiles. Elles s’opposent souvent, se renient, sœurs qu’une pâleur à peine, un pli des lèvres distingue. Mais parfois elles vont ensemble, elles se donnent la main. Alors la nuit glisse souveraine. Nous glissons ensemble vers un commun épuisement.
20 décembre, 17 h.
Patience. Choisir d’habiter près d’une lampe, c’est tout de même choisir la couleur de sa vie. Une lumière violente fait écran. Ici, entre les lueurs et les ombres on doit pouvoir avancer lentement. Peut-être vaudrait-il mieux flamber d’un coup, vivre en torche, se consumer dans un éclair de folie ?
(...)
Soleil, noroît vif aujourd’hui. Ombres striées, frissons intermittents, c’est aussi fatigant que de la musique.
Le vent du nord joue dans les crêtes d'écume. La mer monte, elle semble légère, un peu pâle. Elle frémit. Cette innocence!
La mer et moi on dansait dans le temps.
J'ai toute la nuit devant moi. Il n'y a pas de brume. L'horizon est clair, on voit tous les feux. Le vent est remonté au nord, mais la houle demeure, et le phare tremble par moments dans le bruit.
[incipit]