On croit toujours que les lieux gardent la trace de notre passage, la mémoire de nos baisers, de nos mots, mais c'est faux, les lieux n'ont pas de souvenirs, les lieux sont morts et nous les habitons. Quand on ferme les yeux, ils n'existent plus.
Au final, durant une vie, je me dis qu'on n'est vivant qu'à la marge, de temps en temps, quelques heures par-ci, une seconde par-là, le reste du temps on est lisière, on est dehors, et on attend qu'une main se tende et nous ramène au monde.
La vie, le chagrin, les joies, ça se compte pas en journées. Ça se compte en intensité, comme la lumière ou l'électricité.
Et pourtant, je ne l'ai connus que le temps d'une nuit. Une nuit. Et elle manque manque a en crever. Elle me manque, comme manque l'air pour respirer.
Tu vas pas vivre toute ta vie dans le souvenir d'une nuit.
Depuis cette nuit à l'hôpital, je ne peux pas voir une fille dans la rue, un peu plus loin devant moi, avec des cheveux noirs qui tombent jusqu'au milieu du dos, sans presser le pas, sentir dans ma poitrine et dans mes tempes le coeur qui bat, accélérer encore, me porter à sa hauteur, la dévisager et être déçu à en pleurer, déçu à m'en bouffer les dents.
Et pourtant. Je ne l'ai connue que le temps d'une nuit.
Une nuit et pas plus.
Une nuit et elle me manque à en crever. Et elle me manque comme manque l'air pour respirer.
Une nuit et maintenant, je vis comme un poisson hors de l'eau. J'ouvre grand la bouche mais j'étouffe.
Thomas dit que j'en rajoute. Que je la connais à peine. Que je me complais là-dedans parce que ça m'évite de regarder la vie en face, de la prendre en main et pourquoi pas de vraiment la vivre.
Il a peut-être raison. Mais je ne vois pas ce que ça change.
- Si ça se trouve, tu ne la reverras jamais, dit-il. Ou bien tu la croiseras dans dix ans, amoureuse folle d'un surfeur et mère de huit enfants. Tu vas pas vivre toute ta vie dans le souvenir d'une nuit.