- Regardez ces maisons, monsieur le commissaire. De grosses bâtisses isolées, chacune au bord de sa vigne, avec de toutes petites fenêtres. Il peut se passer n'importe quoi, derrière.
Antoine regarde. C'est vrai, derrière ces murs avares en fenêtres, les familles peuvent se déchirer à loisir. Le désir et la jalousie fermentent, comme les grappes dans la cuve. On se venge, mais sans se presser, patiemment. Et l'on doit s'aimer avec la même horrible ténacité.
Et Antoine Worbe est resté à Paris. Il n'a parlé à personne de la mort de son père. Il n'a même pas pris la journée de congé auquel son deuil lui donnait droit. Il s'est rendu, comme chaque jour, dans le grand immeuble, en banlieue, où l'entreprise qui l'emploie a ses bureaux. La pièce où il travaille se trouve au dernier étage, sous une sorte de verrière. En ce triste après-midi d'août, il y fait chaud, très chaud.
Toute à l'heure, Antoine Worbe a pris l'apéritif au bar, avec des collègues. Du pastis. Il avait envie de ce goût d'anis dans sa bouche, il avait l'impression que ça le rafraîchirait, que ça le laverait de tout.
— Alors comme ça, vous êtes en congé ?
Non, pas en congé. Au chômage, depuis plus d'un an, depuis cette journée d'été, dans le petit bureau. Mais ça, il ne veut pas le dire. Il va inventer quelque chose. Il ne veut pas leur dire qu'il n'a rien à faire, qu'il passe ses journées chez son frère, à regarder la télévision, en faisant semblant, de temps en temps, de chercher du travail, mais sans illusion, parce qu'un homme de quarante sept ans...
Des journées inutiles qu'il occupe comme il peut. Des films, des mots croisés, des romans policiers. Un jour, comme il s'ennuie encore plus que d'habitude, il ramasse le prospectus d'un concours publicitaire, dans un grand magasin : classez par ordre de préférence personnelle les principaux crus du Beaujolais. Antoine remplit le bulletin, n'importe quoi. Il le jette dans l'urne en carton, près de la caisse, et il n'y pense plus. Encore un geste pour rien. Seulement, entre tous les autres, c'est son bulletin qui est retenu, un mois plus tard. On lui annonce qu'il a gagné le prix : un séjour gratuit d'une semaine pour deux personnes dans une exploitation viticole.
En apprenant la nouvelle, il a été horrifié. Il a voulu donner la billet à son frère, mais Didier a refusé : il est avocat, il a du travail, lui.
— Tu dois y aller, Antoine. C'est ton nom qui a été tiré au sort. Et d'ailleurs, ça te changera les idées. Tu verras des gens nouveaux, tu boiras du bon vin.
Demain, c'est pour Antoine, l'avant-dernier jour de son séjour en Beaujolais. Il est content de s'en aller, il a la tête malade. On dirait qu'ici le moindre événement, le moindre sentiment, prennent une importance extraordinaire. Peut-être parce qu'à Paris, chez Didier, il y a sans cesse du mouvement. Ici, au contraire, c'est un étang immobile, semblable à celui devant lequel il s'est promené, hier. Un étang plein de vase et de bulles lourdes qui remontent des profondeurs. Et dans ces profondeurs glauques, il y a quelque chose qui pourrit, depuis très longtemps.
Il a donc accepté son prix, et le voici maintenant dans cette cuisine étrangère, exposé aux regards de tous ces inconnus.
— Et le reste du temps, quand vous n'êtes pas en congé, qu'est-ce que vous faites dans la vie, si ce n'est pas indiscret ?
— Je travaille dans la police.
C'est un mensonge, qu'il n'avait pas prémédité et qui vient de la télévision, sans doute, tous les films de détectives. Il voudrait tellement être un de ces héros virils et triomphants, qui débrouillent les mystères...
— Dans la police, oui, répète-t-il, un peu fort, comme pour s'en convaicre.
Et c'est trop tard pour se reprendre. Autour de la table, le silence est soudain si intense qu'il semble bourdonner, comme la mouche qui tournait dans le bureau, en août, l'année dernière.
Tous, ils le regardent. Ils se taisent. On dirait qu'ils ont peur de lui. Les visages se sont durcis comme des masques, comme s'ils avaient un secret à lui cacher. Un secret dangereux.
Cercle polar : Histoires de familles ."La découronnée" de Claude Amoz (Rivages) "La fille de la peur" d'Alex Berg (Jacqueline Chambon) "Savana Padana" de Matteo Righetto (Le dernière goutte) Claude Amoz a le goût des archéologies familiales et des enfances meurtries. Sa nouvelle valse des fantômes, lente et entêtante, est une réussite. L'Allemande Alex Berg orchestre sur le même registre, mais avec un tempo beaucoup plus rapide, la course éperdue de familles brisées par la guerre et l'exil. Quant à l'Italien Matteo Righetto, ce sont les familles mafieuses qui l'inspirent et dont il joue savoureusement, façon Donald Westlake ou Dino Risi. La famille sur tous les tons au menu de ce Cercle polar.
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