Citations sur La mémoire délavée (54)
Mes parents et mes grands-parents me transmettaient des connaissances et des savoir-faire qu’ils jugeaient utiles pour ma vie future. Ils éliminaient au fur et à mesure certains savoirs ou coutumes, comme la manière d’utiliser cette roche cari par exemple ou certaines recettes de cuisine trop compliquées. Ce « délestage » graduel n’est pas extraordinaire chez les descendants de déplacés ou d’exilés. Ils font, de manière instinctive, un choix entre ce qu’il faut garder de sa culture originelle et ce dont on peut se passer. C’est quasiment un choix de survie, basé sur ce qu’ils imaginent être le monde dans lequel leurs enfants évolueront et pour lequel ces derniers doivent être préparés.
1.
J'essaie de décrypter le ballet des étourneaux comme je décrypterais un rébus, en espérant que chaque tableau soit un mot, et, mis bout à bout, ces mots forment une phrase et soudain, cette phrase serait ma première, mon évidence.
Il y a ces minutes étranges, gris-bleu, glissantes, quand le soleil s'en va et quelque chose venu du fond des âges remonte et se rappelle à nous.
Quand revient le temps des étourneaux, mon visage est souvent levé vers le ciel crépuscule dans l’illusion d’y apercevoir avec clarté et sincérité mon propre récit de migration, d’y lire le début, la beauté, l’intention, la forme et le secret. Ce n’est pas la voile d’un bateau, ce sont juste des étourneaux et c’est beau, aussi, juste des étourneaux.
Un poème.
J’écris mes grands-parents et mes parents et mon enfance et cette maison à Piton et ce domaine sucrier à Antoinette et cette plantation à Camp Chevreau et toutes ces histoires cousues ensemble dans un grand poème en vers libres. Un mot en étourneau des mots des étourneaux une phrase une forme une beauté. Je tords la langue pour qu’elle adopte cette forme, mon père surgit avec sa voiture au coin d’un vers et disparaît, je ne peux pas le retenir, pas comme ça, pas dans ce moule. Je noircis des pages et des pages de ce que j’appelle poésie et ma grand-mère est statique comme sur les photos, mon grand-père est flou, il manque quelque chose. Je dis esprit mais je veux dire cœur. Je voudrais que ça coule comme du miel, que le chapeau se métamorphose en voile mais les mots sont lourds, du béton on dirait.
La déshumanisation immédiate que provoque l'attribution d'un numéro à un être humain ne m'échappe pas. C'est un couperet qui marque l'avant et l'après ; c'est une marque au fer rouge qu'on applique, brûlante et grésillante.
Alors je les apprends par cœur aussi et de temps en temps, tout bas, je les récite. 358444, 358445, 358448. Ce n'est ni une prière ni un mantra, c'est pour ne pas oublier.
C’est peut-être plus loin encore dans le temps que cette chose se trouve. Avant la naissance de mes grands-parents, sur ce bateau qui a transporté mes ancêtres et ça pourrait ressembler à un récit d’aventures avec le noir de la mer, le gris des houles, le bleu de l’île et le vert des champs de canne mais ce serait encore travestir cette histoire avec des couleurs et les atours de la fiction. Ce serait, quelle ironie, un autre exotisme.
Il faut enlever le vernis sur chaque page, éplucher cette peau-apparat sous laquelle le récit est nu, le récit est sincère, le langage est celui de l’eau, de la terre, de la nuit. Il y a des absences, de grands pans d’histoire tombés dans le vide et je reste des jours au bord de ces gouffres, je n’arrive pas à les contourner, je voudrais fouiller les abîmes avec mes yeux me salir les mains à force de les plonger dans cette matière retrouver le goût de ce qui est perdu mais elles le sont à jamais, ces absences.
Au-delà des représentations documentées des Indiens « dociles », des Indiens « bons travailleurs », le camp, pour les engagés, est également un lieu où ils se sentent un peu protégés. Le système patriarcal à plusieurs niveaux (le propriétaire puis le contremaître puis le laboureur et, au bas de l’échelle, la femme) agit comme une écluse qui retiendrait ensemble ce monde. Le propriétaire domine, protège et paie ses employés ; le contremaître répond directement au propriétaire, surveille le travail du laboureur mais hors du travail, il est son égal et parfois un membre de sa famille ; le laboureur a peur de son propriétaire mais confiance dans son contremaître et peut prétendre, s’il travaille bien, à devenir lui-même contremaître ; la femme n’a pas de rôle autre que l’immense charge mentale et quotidienne du foyer et dépend directement de son mari/son père/son fils. Le « respect mutuel » qu’a évoqué Shiamdass est une illusion, je crois. Ce système « plantationaire » ne fonctionne que par le jeu de dominants-dominés et comme dans un engrenage, il faut de l’eau, de l’huile, un lubrifiant quelconque pour que la machine avance. C’est ce jus qui est appelé docilité, respect mutuel, entente, obéissance ou je ne sais quoi encore.
Tant qu'il y aura des mers, tant qu'il y aura la misère, tant qu'il y aura des dominants et des dominés, j'ai l'impression qu'il y aura toujours des bateaux pour transporter les hommes qui rêvent d'un horizon meilleur.
Je me demande combien il faut de générations pour qu’une peur disparaisse des mémoires […]
Je me demande si on peut être étreint par une croyance ancienne qui n’est pas à proprement parler la vôtre. Je me demande si les peurs peuvent rester tapies pendant plusieurs générations et resurgir.