« Je me demande combien il faut de générations pour qu'une peur disparaisse des mémoires ». P 51
Mais j'ajouterais volontiers : comment faire pour que justement ces mémoires ne s'effacent jamais, pour que nous n'oubliions pas la vie parcourue par nos ancêtres ?
Natacha Appanah a murement réfléchi la forme qu'elle choisirait pour coucher sur papier à la fois ses souvenirs d'enfance mais aussi tout ce qui touche à ses origines mauriciennes. Et c'est une réussite car son chemin parcouru pour remonter le fil du temps jusqu'à ses trisaïeux débarquants sur l'île Maurice en 1872 a été pour moi un féérique voyage à ses côtés.
La structure narrative fait qu'on ne s'ennuie jamais, qu'on la suit même lorsqu'elle saute d'une génération à l'autre, qu'elle revient en arrière ou qu'elle les mélange. Car tout est lié, imbriqué jusqu'à sa vie à elle. Elle est partie de l'île Maurice à l'âge de 6 ans, l'oublie parfois pendant des semaines, puis replonge dans des périodes de totale symbiose avec ses ancêtres.
Entre ses aïeuls de 1872 et sa mère les choses n'ont pas changé tant que cela. Cette dernière ne connaitra que tardivement son nom et son prénom, son identité même. Son grand-père était encore un « numéro » , identité donné pour les coolis travaillant dans les champs de canne dirigés par les blancs.
L'autrice essaie de retrouver ce qu'ils ont vécu autant que faire se peut car les souvenirs s'emmêlent, ne doivent pas toujours être dits, veulent être oubliés. L'histoire collective qu'elle imbrique dans le livre y trouve certes une bonne place, mais l'histoire même de sa famille restera bien plus ancrée dans ma mémoire. le vécu de cette famille me marquera bien plus que tous les livres d'histoire.
Que cette famille venue d'Inde en 1872, afin de remplacer les esclaves noirs, puisse avoir été autant exploitée, humainement diminuée et leur vie si discrètement traitée dans nos livres d'histoire-géo, ç'en est désolent, injuste, aussi méprisable que ce qui se passe actuellement encore dans plein de régions de notre planète.
Les journées de longs labeurs comme les moments de retrouvailles ont tous une profondeur palpable. Les transmissions volontaires et celles qu'on occulte consciemment, tout est retenu pour que
Natacha Appanah, comme nous, ne les laissions pas mourrir de leur belle mort.
Dernier détail mais qui n'en est pas un, ce court mais hyper dense ouvrage est savamment parsemé d'illustrations anciennes qui le rendent plus perceptible, comme si l'autrice voulait tout nous donner, partager tout l'intime avec nous.
Citations :
« Tant qu'il y aura des mers, tant qu'il y aura la misère, tant qu'il y aura des dominants et des dominés, j'ai l'impression qu'il y aura toujours des bateaux pour transporter les hommes qui rêvent d'un horizon meilleur. »
« J'ai toujours été fascinée par la vie qui suit un sillon bien tracé et qui soudai, par la grâce d'un hasard, par le couperet d'un drame, devient extraordinaire. Mes grands-parents ont connu les deux - la grâce et le drame. »
« Quand elle ressentait des contractions, elle disait qu'elle se sentait fiévreuse et rentrait à la maison. Là elle accouchait toute seule, accroupie, sur une toile de jute. »
« Ce silence s'est aujourd'hui transformé en un bloc noir fait d'une matière indestructible, qui résistera au temps. Personne pour le briser avec des faits, personne pour l'éclairer de l'intérieur avec un témoignage, des sentiments. C'est une présence-absence. »