Le Turquetto

C'était un intellectuel hors norme dont la passion était le droit canon. Il y trouvait l'harmonie suprême : une construction implacable formulée avec élégance et astuce dans un propos suprême : la domination de toutes choses de ce monde par l'Église.

Chaque trait de plume était d'une sûreté absolue, et, malgré la simplicité des moyens qu'il avait à disposition, ses personnages prenaient corps avec force.

Un juif ne doit jamais aller chez les chrétiens, se dit Bernardouth. Ces gens sont le diable. Ils t'appellent en te disant que tu vas sauver l'un des tiens et tu te retrouves à le pendre de tes mains.

Deux semaines plus tôt,Roussiko,une Géorgienne d'à peine douze ans, devait être livrée à un médecin qui habitait Bebek, sur la rive nord du Bosphore.

Après quoi il avait regardé la copie d'Elie en silence et avait pâli. Un garçon de cet âge qui dessinait comme ça, il n'en avait pas croisé un seul en trente ans. « Reste là », avait-il dit à Elie. Puis il était parti en courant chercher le maître.
Celui-ci avait à peine jeté un coup d’œil au dessin :
- Tu restes avec nous !

Notre lien à Dieu, c’est la Parole ! Pas le dessin ! Pas les images ! (…)

Vous savez quel est le premier mot du Coran, Monsieur le rabbin ? C’est Iqra, ça veut dire lis…

Neshet fit la prière funèbre. Elie et Süleyman la répétèrent après lui, verset par verset, et, lorsque Neshet eut terminé, il se tourna vers Elie :
- Tu peux mettre la planche.
- Je souhaite réciter une autre prière, fit Elie. Je voudrais ta permission.
- Laquelle ? demanda Neshet.
- Le Kaddish.
- C'est la prière des juifs ... Je ne comprends pas ...
Il dévisagea Elie quelques instants :
- Tu es dönmé [converti - littéralement, retourné].
- Je suis né juif, fit Elie.
L'imam hocha la tête lentement.
- Qui récite cette prière chez les juifs ?
- Le fils, fit Elie.
- Tu es le fils de Mehmet ?
- Non. Bien sûr que non. Mais j'aimerais dire le Kaddish.
Neshet resta silencieux, les yeux dans le vague. Puis il se tourna vers Elie.
- Ta prière ... Est-ce qu'elle viendra du fond de ton cœur ?
- C'est là où elle se trouve, dit Elie. Elle est aussi profondément dans mon cœur qu'elle peut l'être. C'est de là qu'elle viendra.
- Alors dis-la, fit Neshet. Vas-y.
Ainsi Elie récita les trois strophes du Kaddish.

It Kaddal veit Kaddash
Sheme rabbah

Que Son grand nom soit répandu et sanctifié

Mon cher Gandolfi,
Je sais combien tu as souffert. Je sais aussi que c'est grâce à des prélats comme toi que notre Eglise continuera d'accueillir les hommes et de les consoler. Tu as compris que l'art à cette capacité qui lui est propre d'atteindre le cœur de chacun, du plus humble au plus savant, et de le rapprocher de l'autre. Que rien, aucune explication, aucune raison, ne sait comme lui apaiser une solitude.
Voilà pourquoi c'est à toi que je confie ce portrait qui me bouleverse aux larmes. J'ai essayé de le protéger au mieux de mes moyens, quel que soit le prix que çela m'a coûté. Mais le garder m'est impossible.
Et puis je suis arrivé au bout de mon chemin.
Que Dieu te garde.

Ton
T

Le réfectoire était vide. Il s'assit sur l'un des bancs et resta figé, les yeux à terre. Lorsqu'il retrouva son souffle, il leva lentement la tête et regarda la Cène.
C'était cela, être chrétien. Attendre l'autre. Comme le faisait le Christ du Turquetto. L'attendre avec une patience infinie. Lui dire : Je te prendrai dans mes bras et je te dirai que nous sommes seuls, toujours, toi, moi et les autres, tous autant que nous sommes. Seuls jusqu'au jour du Jugement dernier. Seuls et inconsolables de tant de solitude.

- Mais ... ajouta le nonce. mais ... (Il laissa passer un silence.) Que veut notre Eglise ? Quelle est sa mission ? Appliquer des lois ou rassembler ? Condamner ou offrir la consolation ? A quoi devons-nous servir ? Regardez les hommes ! Regardez-les ! Dans les résultats ! Sur les places ! De quoi ont-ils besoin ? D'être accueillis ! Rassurés ! Entourés ! Là est le rôle de notre sainte Eglise ! Apaiser nos fidèles ! Que nous disent les chefs-d'œuvre du Turquetto ? Que l'espoir existe. Qu'il y a en l'homme une parcelle inaltérable d'immortalité telle qu'elle est incarnée dans la Résurrection de Notre-Seigneur. C'est ainsi que nous devons recevoir nos fidèles, mon cher inquisiteur. En leur offrant la beauté et l'espoir, pour les consoler de leurs péchés. Pas en les assommant par des règles et des lois.