Le tueur aveugle

Les mathématiques selon M. Erskine étaient relativement simples : il fallait qu'on sache tenir nos comptes, c'est-à-dire qu'on puisse additionner et retrancher et gérer une comptabilité en partie double.
Le français se résumait à des formes verbales et à Phèdre et englobait des maximes concises, formulées par des auteurs connus. Si jeunesse savait, si vieillesse pouvait – Estienne ; C'est de quoi j'ai le plus peur que la peur – Montaigne ; Le coeur a ses raisons que la raison ne connaît point – Pascal ; L'histoire, cette vieille dame exaltée et menteuse – Maupassant ; Il ne faut pas toucher aux idoles : la dorure en reste aux mains – Flaubert ; Dieu s'est fait homme; soit. Le diable s'est fait femme – Victor Hugo. Et cetera.

Que j'aimerais les retrouver, ces après-midi futiles, l'ennui, le désœuvrement, les possibilités informes ! Et, en un sens, je les ai retrouvés ; sinon que, maintenant, il ne se passera plus grand-chose après.

Cela étant, peut-être que Laura n'était pas si différente que ça des autres, après tout. Peut-être qu'elle était pareille — pareille que certains drôles de trucs tordus que la plupart des gens cachent, mais que Laura ne cachait pas, ce qui expliquait qu'elle leur faisait peur. Parce qu'elle leur faisait peur — ou sinon, elle les inquiétait d'une certaine façon ; et elle les inquiéta de plus en plus, bien entendu, en grandissant.

A quoi est-ce que ça pouvait donc ressembler — de désirer, de se languir de quelqu'un qui est juste là devant vos yeux, jour après jour ?

Les adieux peuvent être bouleversants, mais les retours sont sûrement pires. Jamais l'être de chair et de sang ne peut se mesurer à l'ombre vive qu'a projetée son absence. Le temps et la distance ont brouillé les contours; puis brusquement voilà que le bien-aimé est là, et c'est midi avec sa lumière impitoyable et chaque tache de son, chaque pore, chaque ride, chaque petit poil se remarque avec netteté.
Ainsi donc ma mère et mon père. Comment auraient-ils pu racheter pour l'autre le fait d'avoir autant changé ? De ne pas pouvoir être ce que l'autre avait attendu ? Comment aurait-il pu ne pas y avoir de rancœurs ? Des rancœurs ressenties dans le silence et l'injustice parce qu'il n'y avait personne à blâmer, personne à montrer du doigt. La guerre n'était pas quelqu'un de précis. Pourquoi blâmer un ouragan ?

Si on savait ce qu'il va se passer, si on savait tout ce qu'il va se passer ensuite - si on connaissait d'avance les conséquences de ses actes -, on serait condamné. On serait aussi anéanti que Dieu. On serait une pierre. On ne mangerait ni ne boirait ni ne rirait ni ne sortirait jamais de son lit le matin. On n'aimerait jamais personne, on n'aimerait jamais une seconde fois. On n'oserait jamais.

Pourquoi se tracasser à propos de la fin du monde ? Tous les jours, c'est la fin du monde pour quelqu'un.

La meilleure façon de garder un secret, c'est de faire comme s'il n'y en avait pas.

L'amour se situe à une distance moyenne. L'amour, c'est se regarder soi-même à travers une vitre couverte de buée. L'amour, c'est écarter certaines choses : là où la vie grogne et renifle, l'amour se contente de soupirer.

Les gens pleurent aux mariages et devant des dénouements heureux pour une raison analogue : parce qu'ils veulent désespérément croire en quelque chose dont ils savent que ce n'est pas crédible.