La chose du MéHéHéHé

- Ça sert à rien de se cramer les branchies à foncer comme des turbots, lâcha-t-elle. Elle nous suit pas, la grosse Krakenko.
Saï freina brusquement et se retourna à son tour.
- Ça alors, on ne l’intéresse pas, dit Saï, sidérée.
- C’est presque vexant, ajouta Mo.

Elle n’avait pas de dents comme Krakenko, non, c’était même à se demander si elle avait une bouche. Pourtant Saï eut la sourde intuition que ce non-crustacé tombé du ciel à l’apparence inoffensive était une source inépuisable de calamités.

- Certains humains vont sur la Lune, expliqua le Grand Bras-Ma.
- Sur la Lune... s'extasia à nouveau Mo.
- Sauf qu'ils n'y vont pas seuls avec leurs petits bras, ils ont besoin de construire des engins pour crapahuter là-haut. Sans compter tout le barda qu'ils laissent traîner pour communiquer entre eux. Ils sont en train de tout boucher. Qu'est-ce vous croyez qu'on reçoit depuis des années sur le coin du nez ?
- Donc toutes ces choses brûlées que le ciel crache, ce sont des morceaux du MéHéHéHé bouché ? résuma Vish, qui jusque-là n'avait rien dit.
Le Grand Bras-Ma opina. Il saisit un lambeau de sac plastique passant dans les remous et se mit à le chiquer. Des paillettes transparentes comme des écailles folles voletèrent autour de lui en constellations.
- À force d'aller gratouiller la lune et les étoiles, ces sagouins ont semé leurs engins usés partout. Alors régulièrement, pour déboucher le ciel, ils les renvoient dans la mer. Le problème, c'est que ces trucs-là ne fondent pas dans l'eau salée comme du sucre dans un café.
- Comme du quoi ? s'étonna Mo.
Le Grand Bras-Ma ne répondit pas. (p.52)

Le calamar pivota sur son moignon de corail et ajouta :
- Un humain isolé est moins agressif que lorsqu'il est en troupeau. Mais partez du principe que si cette Chose-là a peur, elle sera capable de nous faire la peau.
- On a essayé de lui parler, reprit Mo. Eh ben elle a pas réagi.
Le Grand Bras-Ma fit la moue.
- Normal qu'elle n'ait rien entendu. Avec les humains, on n'est pas sur la même longueur d'onde.
- Mais alors si on ne se comprend pas, comment faire pour communiquer?
-Ne perdez pas votre temps, dit le calamar. Croyez-moi, qui dit humain quelque part, dit début des emmerdements. (p.54)

« – Ça mérite un Tcha-kou-tcha, non? interrogea Mo, en toupillant à l’intérieur.
– Sûr, ça mérite, acquiesça Saï.
– Je dirais même un Tcha-kou-tcha d’urgence, ânonna Vish en faufilant son corps gonflé avec effort dans la béance.
Sur ce, le trio battit le rappel des troupes dans une danse sémaphorique, qui fit voleter le sol sablonneux. Bulbe bombé, branchies battantes, dans un boogie-woogie des bras, elles firent le balancier. Rapidement essoufflée, Vish s’interrompit et laissa Mo et Saï achever leur vigoureuse pantomime.
Peu à peu, une foule multiforme s’aggloméra autour d’elles, nageant, palpitant, rampant, glissant, floufloutant. Autour de la colonie échevelée se réunirent d’abord les baudroies cyclopes, la meute de méduses mercureuses et quelques poissons velus. Suivirent les crevettes bouffies, les homards chromés et l’escadron de crabes cornus. Enfin se joignit à l’auditoire la cohorte goudronneuse de concombres de mer.
– Que nous vaut ce grand ramdam? interrogea un vieux poulpe manchot avec autorité, une fois la Cour des Miracles ébrouée en cercle.
– Une-chose-pas-comme-les-autres-ronde-dure-et-molle-à-moitié-rayée-aussi-grosse-que-Krakenko-et-qui-coule-pas, lâcha Mo dans un souffle ravi.

- Je me disais bien que la surface du monde envoyait de drôles d'ondes. Je parierais mes bras gauches que votre Chose vient du MéHéHéHé.
Les pieuvres dévisagèrent le Grand Bras-Ma.
- Le MéHéHéHé...?
- Disons un condensé courtois du Monde-d'En-Haut-Et-Hors-d'Eau-des-Humains-Emmerdeurs, si vous préférez.
- Alors c'est vrai, vous le connaissez ? murmura Saï.
Le Grand Bras-Ma étira un bras et cueillit d'un geste nonchalant un anchois qui avait eu l'étourderie de traîner par là.
- J'ai eu le temps de fréquenter le MéHéHéHé, quand ils m'ont enfermé des années dans leur fichu aquarium. La Chose que vous me décrivez là, c'est sûrement un humain-crapahuteur-du-ciel. Il a dû s'égarer.
- Le ciel a craché un humain ? s'exclama Mo, ravie.
- Ce sont des choses qui arrivent, dit le Grand Bras-Ma en mâchant son anchois. (p.51)

Sur son baril moussu, Mo bouillait en silence. Au sein de l'Assemblée, il y avait toujours des âmes timorées qui préféraient laisser les choses trainer. Elle regarda la troupe bariolée se disperser, s'éloigna un peu, puis fit mine de se lover sous les dentelles pelées d'une laminaire.