Alors, je ne cacherai pas que j'ai été déconcertée par cette lecture car au vu du titre
Une fille, qui danse, et de l'illustration qui affiche deux jeunes femmes élégantes, je m'attendais donc à ce que cette fameuse fille soit la narratrice, ou du moins soit au centre du récit. Même après la lecture du roman, je me pose encore la question du nonsens de ce titre, sachant que la version originale The sense of an ending prend une tout autre direction, qui, elle, colle davantage au roman que notre version française. La traduction de certains titres restera toujours un mystère pour moi.
Nous voilà aux prises d'un narrateur qui, dans la mélancolie de son âge, se remémore son enfance, puisque le souvenir de son camarade décédé prématurément lui revient brusquement, cet Adrian, qui à l'époque est venu soudainement chamboulé leur trio. Adrian, le personnage réellement digne d'importance à mon sens, qui fascine autant par le charme indéfinissable qu'il dégage, son intelligence et sa force de caractère que Tony brille par son inconsistance, personnage qui m'a souvent formidablement ennuyé. Lui-même, rétrospectivement, presque trop conscient de ce qu'il trahit, semble prendre un malin plaisir à souligner son insignifiance, ses maladresses. Dès le début, on conçoit rapidement à travers ces quelques piques qu'il s'adresse bien volontiers qu'il ne tient pas à se faire le moindre cadeau, comme s'il avait une revanche à prendre sur lui-même.
Avec, en premier plan, un narrateur un peu triste, un brin éteint, que l'on aurait bien voulu secouer un peu, pétri de sentiment contradictoires – envie, admiration, respect, méchanceté, colère, jalousie, rancune – envers Adrian, évoluant au coeur d'un groupe d'amis où trois d'entre eux se disputent l'attention du quatrième, j'ai eu du mal à comprendre où voulait en venir
Julian Barnes. Rien que des problèmes ordinaires inhérents à des existences tout aussi simple. Un peu de patience donc. Seul Adrian, même s'il est absent, sa présence, sa personnalité, elles, survivent à sa disparition dans la mémoire de son ami.
Son choix de mourir, la dignité qui l'a conduit à prendre cette décision, surpasse les propres choix du narrateur, ce qu'il reconnait volontiers. Et, au demeurant, si c'est Tony qui raconte, qui se remémore, c'est justement parce qu'Adrian ne le peut plus, et que son suicide, a priori mystérieux, a laissé un grand vide dans sa vie. Tony, même si c'est sa voix qu'il fait entendre, s'efface quelque peu pour laisser place à Adrian, mais aussi surtout à la figure féminine éponyme, Veronica, La fille, qui danse.
C‘est un livre à la composition efficace, qui chemine progressivement vers l'explication de ce suicide, en apparence, inexpliqué. Sous cette apparente simplicité, se cache un drame, plusieurs drames, dont on comprend progressivement leur dimension, et dont on ne soupçonne ni la nature, ni l'ampleur. Ceux de plusieurs vies bouleversées sous l'impulsion d'une parole bassement stupide et méchante, d'un geste dont l'auteur n'imaginait pas la portée et les conséquences.
le poids du remord est bien lourd, celui de l'inconséquence et de l'héritage le sont tout autant.
Anthony, Adrian, deux hommes que tout oppose: la vie subie, longue et monotone, du professeur d'histoire, qui n'est jamais arrivé à être vraiment heureux, qui ne compte pas vraiment d'échec au compteur mais qui n'a rien totalement réussi non plus. Un divorce, une fille qu'il ne voit que rarement, qui vit sans passion. le second, étudiant éternel, qui a minutieusement calculé sa mort alors qu'il était passionnément amoureux et certainement promis à un avenir prometteur. Qui en refusant de laisser sa mort aux mains du hasard a fait de sa vie, une existence pleine de sens, qui a justifié la valeur de sa mort en justifiant celle de sa vie. Deux amis, un homme enlisé dans ses valeurs, un d'idéal absolu, à un point qu'il n'y a pas de place à la demi-mesure face à un autre qui a au fil des années oublié justement le sens de son existence, mis au fait à son incapacité à assumer ses erreurs.
Julian Barnes soulève d'intéressantes questions existentielles, auxquelles chacun d'entre nous pourra en tirer les conclusions qui lui sied.
Roman sur l'amitié, amitiés en déroute qui ont perdu tout leur sens, et plus encore, toutes les valeurs auxquelles Anthony a essayé de se raccrocher toute sa vie, celle du mariage, de la famille, de la tolérance et de la bienveillance. Plus vraiment rien à quoi se raccrocher, puisque même la mémoire rappelle son aveuglement passé, et témoigne, au sexagénaire la mesure de son erreur et de ses illusions, qui ont apaisé sa conscience et entretenu son orgueil, pendant quarante ans. Celui qui s'en sort encore le mieux, c'est encore Adrian, là ou il est, le seul à avoir pu choisir sa voix de sortie, aussi tragique était-elle, fidèle à lui-même jusqu'au bout.
Peut-être que ce garçon si intelligent a su percevoir l'inanité de ce qui l'entourait – après tout, Tony n'avoue-t-il pas lui-même que tous trois n'ont jamais su le métier du père, et que les trois amis ont été écarté de la cérémonie d'enterrement – avant tout le monde, constat qui a pris quatre décennies à Tony.
Ce récit est très habilement agencé, malgré des prémisses un peu en demi-teinte. le texte précis de cette lettre, élément clef, qu'un Anthony, furieux et blessé dans son amour-propre, a adressé à son ami et révélé tardivement dans le dernier tiers du livre, crée un véritable choc dans la narration, non pas tant par le fond, dont on a assez tôt connaissance, que par la forme, tant la réalité rattrape à grand pas les dernières illusions que Tony entretenait encore, et qui pointaient ici et là dans ce récit entretenant le lecteur des mêmes illusions. La révélation de cette lettre est l'ultime élément mettant à jour, par le biais de Véronica, la fatuité de ce narrateur sourd et aveugle à ce qui l'entoure, qui se complaît dans ses certitudes et son égoïsme. L'écriture est élégante, parfois un peu trop pompeuse, mais toujours marquée par ce ton pince-sans-rire anglais, cette forme d'autodérision, qui permet au récit de ne pas sombrer dans un agaçant auto-apitoiement.
Je ne parviens décidément pas à savoir si j'ai vraiment aimé ce roman, ou non. Disons qu'il me laisse quelques impressions contradictoires, dont cette sensation que pas mal de choses m'ont échappées, tout comme elles ont visiblement bien échappé à Tony pendant plus de quarante ans. Cet horrible constat de gâchis et d'échec, qui finit par laisser une grande amertume en bouche est empreint d'un fatalisme résigné.
Julian Barnes conclut son roman en nous laissant dans un monde qui n'a plus beaucoup de sens, à chacun d'en inventer le sien et tout mettre en oeuvre pour y rester fidèle à travers le respect de ses propres convictions.
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