Un sexagénaire, Tony, se penche sur son passé: les quelques années qu'il a vécues à la fin du lycée et au début de l'université. Cette période lui a laissé une impression profonde, qui a marqué toute son existence. Dans son récit, le héros expédie tout le reste de sa vie... en deux pages ! Sa mémoire est restée fixée sur un de ses meilleurs amis, Adrian, brillant et énigmatique, qu'il admirait et qui s'est suicidé très jeune. Toutefois, à cette époque, le protagoniste principal de Tony était Veronica, une jeune fille; leur relation amoureuse aboutit très vite à une rupture. Un peu plus tard, Tony reçut d'Adrian une lettre sollicitant sa permission pour sortir avec son ex; il ne se rappelle plus bien sa réponse, en tout cas la communication entre eux fut arrêtée jusqu'au suicide d'Adrian.
Quarante ans ont passé. Tony reçoit une lettre d'un notaire qui le prévient d'un legs fait en sa faveur par... la mère de Veronica, décédée récemment: il s'agit du journal intime d'Adrian (qui se trouve maintenant entre les mains de Veronica). Tony lui écrit un message pour exiger la remise du journal intime. Ses rencontres avec son ancienne amie ne lui permettent pas de comprendre la vérité. « Tu ne piges pas, hein ? Tu n'as jamais pigé, et tu ne pigeras jamais », lui dit-elle avec mépris. Il faudra attendre les dernières pages du roman pour que Tony et le lecteur lui-même comprennent enfin la vérité. Cette fin est saisissante; un mystère en remplace un autre.
Il faut admettre une chose: tout le roman repose sur un postulat, que le lecteur acceptera ou non: l'énigme et la recherche de sa solution méritent-elles d'être développées dans un livre entier ?
D'un bout à l'autre de sa vie, Tony nous apparait comme un anti-héros. Jeune homme, il est d'abord attiré et écrasé par la personnalité puissante d'Adrian. Sa réaction, lorsqu'il apprend la relation amoureuse entre Adrian et Veronica, est d'une mesquinerie odieuse. Déjà, alors qu'il était encore jeune homme, il se définissait lui-même comme « pacifique » - ce qui est un euphémisme pour « lâche ». Et devenu adulte, il n'a pas su nouer de nouvelles relations après son divorce. Ainsi, "
Une fille, qui danse" est une confrontation entre une honnête médiocrité (qui perdure) et un destin exceptionnel (qui se brise trop tôt).
Mais surtout, le livre est une méditation sur la mémoire des hommes. Cette évidence éclate dès la première page: Tony y évoque des images précises qui lui reviennent et qui semblent un peu incongrues au lecteur, mais qui prendront plus tard tout leur sens. Il se trouve être l'un de ces hommes qui n'ont jamais vraiment tourné la page du passé. Tony recherche vainement des « corroborations » de ses souvenirs. En fin de compte, il sera confronté violemment à une vérité surgissant d'un passé méconnu. La construction du livre en deux parties fait apparaitre nettement les deux composantes du récit: d'abord le passé accompli (mais inachevé dans la mémoire); ensuite le présent juste au moment où il faut payer le prix fort pour solder le passé.
Le monde de
J. Barnes pourrait évoquer, à certains lecteurs, un autre grand écrivain britannique: I. Mac Ewan - mais sans les remords un peu plaintifs des héros (malheureux, eux aussi) mis en scène par ce dernier auteur. Et
Une fille, qui danse insiste sur les responsabilités que les individus doivent assumer stoïquement.
Le style du livre est simple, les phrases y coulent uniment. Son écriture sobre est en accord avec la personnalité de son héros. Son vocabulaire est un peu cru quand c'est indispensable, mais c'est sans complaisance. A certains instants cruciaux, l'auteur a parfois la "coquetterie" de se lancer dans de (courtes) digressions, qui sont censées marquer la pudeur et l'inhibition du héros: elles aiguisent l'intérêt du lecteur, tout en l'agaçant un peu.