A treize ans, Thomas McNulty a fui son Irlande natale dévastée par la famine, laissant derrière lui les cadavres du reste de sa famille pour embarquer, direction l'Amérique, dans les soutes d'un navire pleines de déchus, de ruinés et d'affamés, dont beaucoup ont fini par-dessus bord.
Il a atteint la cinquantaine lorsqu'il revient, sans complaisance ni jugement, sur les "jours sans fin de sa vie" qui suivirent son arrivée dans le Nouveau Monde. Sa rencontre avec
John Cole, un autre adolescent, fut alors l'un des événements les plus marquants -et les plus lumineux- de sa vie. le physique androgyne des jeunes garçons -notamment celui de Thomas, "joli comme une fille" - leur procure un emploi insolite à Daggsville. Habillés en femmes, ils servent de partenaires de danse aux hommes solitaires qui peuplent le saloon du bienveillant Mr Noone, "tout ça dans la bienséance". Lorsqu'ils sont devenus trop visiblement masculins pour faire encore illusion, ils s'engagent, en Californie, dans les tuniques bleues, dont la principale mission est de protéger les colons des menaçants Indiens, puis participent à la Guerre de Sécession. En compagnie d'autres camarades dont "certains ont déjà noyé leur foie dans l'alcool", ils vont des mois durant chevaucher dans la monotonie des grandes plaines accablées de chaleur et envahies de nuées de moustiques, connaître l'épuisement et être témoins d'innommables souffrances, participer à des massacres (parfois de femmes et d'enfants), vivre des spectacles de fins de monde, connaître des moments où ils se sentiront comme disloqués, devenus des fantômes.
On aborde ici l'Amérique par la dimension sauvage, brutale de sa conquête de l'Ouest, avec sa dureté, son cercle vicieux de haine et de vengeance. Tout y semble grand, sanglant, et inique. C'est le temps des chercheurs d'or au coeur gonflé d'espoir mais dont beaucoup trouveront la mort, des colons misérables dont le bétail étique dévaste les étendues herbeuses de ce pathétique Eldorado, des troupeaux de bisons sauvages comptant encore des milliers de têtes.
Et c'est profondément troublant, voire dérangeant, car le narrateur nous place au-delà du bien et du mal, nous immerge dans le cloaque de la complexité des êtres, où se mêlent grandeur et infamie, dignité et mesquinerie. Dans ce chaos, Thomas et John (que nous ne connaîtrons qu'à travers le témoignage de son compagnon, paradoxalement discret à son sujet, bien qu'il représente son "havre de beauté et d'humanisme", et qu'il soit l'amour de sa vie) s'adaptent, avec courage et endurance, tout en conservant une sensibilité qui déconstruit mieux que n'importe quel discours le mythe d'une virilité brutale et décérébrée. Bien que conscient de l'injustice et de la violence faite aux Indiens, le narrateur l'accepte, contraint par les circonstances, l'appartenance à un camp - "(celui) du plus grand nombre" - la sauvagerie du moment, la nécessité de la survie. Et parce que quand "au départ on n'est rien, on peut voir un massacre sans broncher". Il a même "le sentiment d'avoir accompli quelque chose de juste, sans que ce soit de la justice", tout en étant "à la fois épouvanté et outré contre lui-même car (il) trouve un étrange plaisir à l'assaut". S'il éprouve de la tristesse pour les perdants, et envers cet ennemi pour lequel chaque soldat a un petit bout de tendresse, elle s'accompagne d'une sorte de fatalité, nourrie de la conscience aigüe de la futilité de la vie humaine. Il n'y a pas de remise en question du fait d'être d'un camp ou de l'autre, c'est la grande machinerie humaine, il est pris dedans, les autres et nous avec, "tous victimes du même joueur de bonneteau".
Ils sont finalement à l'image du monde qui les entoure, divers et contradictoire : si "souvent, en Amérique, on peut devenir fou à force de laideur", on y tombe aussi parfois sur des beautés qui éblouissent et émeuvent aux larmes.
Quel roman, qui tour à tour emporte, émeut, glace et oppresse, quand il ne provoque pas toutes ces émotions simultanément ! Quel talent pour mêler l'épique et l'intime, la violence et la délicatesse, la sensualité et la pudeur…
Sebastian Barry parvient à transfigurer la sauvagerie qui hante son récit en quelque chose de grand et de complexe, et qui pour un peu ne semblerait pas vain, ne serait-ce que pour les rares mais tenaces étincelles d'humanité qu'il y sème, ici et là, posant contre la barbarie du monde la déconstruction des carcans moraux et sociaux.
Et puis il y a cette écriture, riche et spontanée, gouailleuse et poétique, traversée d'une sincérité poignante.
Un GROS coup de coeur !
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