Marcher est peut-être - mythologiquement - le geste le plus trivial, donc le plus humain. Tout rêve, toute image idéale, toute promotion sociale suppriment d'abord les jambes, que ce soit par le portrait ou par l'auto. (p.25)
L'univers est un coffre-fort dont l'humanité cherche le chiffre.
Les intellectuels, polytechniciens, professeurs, sorbonnards et fonctionnaires, ne font rien: ce sont des esthètes, ils fréquentent, non le bon bistrot de province, mais les bars chics de la rive gauche. Ici apparaît un thème cher à tous les régimes forts: l'assimilation de l'intellectualité à l'oisiveté; l'intellectuel est par définition un paresseux, il faudrait le mettre une bonne fois au boulot, convertir une activité qui ne se laisse mesurer que dans son excès nocif en un travail concret, c'est-à-dire qui soit accessible à la mensuration poujadiste. On sait qu'à la limite il ne peut y avoir de travail plus quantifié -et donc plus bénéfique- que de creuser des trous ou d'entasser des pierres: cela, c'est le travail à l'état pur, et c'est d'ailleurs celui que tous les régimes post-poujadistes finissent logiquement par réserver à l'intellectuel oisif. (Poujade et les intellectuels)
"Toute désinvolture affirme que seul le silence est efficace."
La plupart des bateaux de légende ou de fiction sont à cet égard comme le Nautilus, thème d'un enfermement chéri[...] L’objet véritablement contraire au Nautilus de Verne, c'est le Bateau ivre de Rimbaud, le bateau qui dit "je" et, libéré de sa concavité, peut faire passer l'homme d'une psychanalyse de la caverne à une poétique véritable de l'exploration. (p.82)
L’Arche est un mythe heureux, l'humanité y prend ses distances à l'égard des éléments, elle s'y concentre et y élabore la conscience nécessaire de ses pouvoirs, faisant sortir du malheur même l'évidence que le monde est maniable. (p.64)
Je ne sais si, comme le dit le proverbe, les choses répétées plaisent, mais je crois que du moins elles signifient. (p.10)
Racine est Racine : (...) La tautologie dispense d'avoir des idées, mais en même temps s'enfle à faire de cette licence une dure loi morale ; d'où son succès : la paresse est promue au rang de rigueur.
Certains candidats-députés ornent d'un portrait leur prospectus électoral. C'est supposer à la photographie un pouvoir de conversion qu'il faut analyser. D'abord, l'effigie du candidat établit un lien personnel entre lui et les électeurs ; le candidat ne donne pas à juger seulement un programme, il propose un climat physique, un ensemble de choix quotidiens exprimés dans une morphologie, un habillement, une pose. La photographie tend ainsi à rétablir le fond paternaliste des élections, leur nature « représentative », déréglée par la proportionnelle et le règne des partis (la droite semble en faire plus d'usage que la gauche). Dans la mesure où la photographie est ellipse du langage et condensation de tout un «ineffable» social, elle constitue une arme anti-intellectuelle, tend à escamoter la «politique» (c'est- à-dire un corps de problèmes et de solutions) au profit d'une «manière d'être», d'un statut socialo-moral.
(Photogénie électorale)
On voit apparaître ici le fondement inévitable de tout anti-intellectualisme: la suspicion du langage, la réduction de toute parole adverse à un bruit, conformément au procédé constant des polémiques petites-bourgeoises, qui consiste à démasquer chez autrui une infirmité complémentaire à celle que l'on ne voit pas en soi, à charger l'adversaire des effets de ses propres fautes, à appeler obscurité son propre aveuglement et dérèglement verbal sa propre surdité. (p.183)