Citations sur Le Régiment noir (10)
Il y a, au cours du sommeil, une mélancolie fine, perçante, inatteignable. Il y a que les nuits deviennent claires, toujours plus claires et qu'elles ne sont plus le lieu du repos mais celui de la mémoire, avec son fil d'or, son fil de Parque que la guerre avait coupé et qui mystérieusement se renoue.
"Johnson, est-ce que tu aimes encore le Sud ? - Oui, je l'aime. - Est-ce que tu crois que Stonewall l'aime comme toi ? - Oui, je crois. - Mais Jackson est notre ennemi, c'est un puritain qui défend des esclavagistes. - Ça n'empêche pas d'aimer. - Johnson, je ne comprends pas. - On ne peut pas comprendre le Sud. On le respire..."
Là où vivait le peuple bison, il n'y aura plus que les barbelés du Blanc, ses champs et ses usines. Le grand massacre a commencé, la nouvelle Amérique tue son père, lui coupe la langue et la dévore par millions. Par cette action elle tue aussi l'homme rouge car, dit la voix du général blanc, le seul bon Indien, c'est l'Indien mort.
Moi qui ne savais pas danser, mon corps obéit aux rythmes et aux puissances de l'Afrique. Mon corps invente des mouvements plus simples, ceux des branches, ceux de l'herbe et d'autres plus ardents qui ont des griffes, des dents et des narines ouvertes. Johnson se laisse tomber à la renverse sur le sol. Sa voix me soutient encore un instant et je danse sur le fil, à la limite de mes forces, avant de me laisser tomber à côté de lui sur cette terre du Sud que Stonewall Jackson ne défendra plus.
(p146)
L'enfant a la forge dans le sang, c'est dans le corps ces choses-là. Au bout du compte, ce n'est pas nous qui choisissons le métier, c'est lui qui nous prend.
Pierre, resté seul, fume en regardant les portraits de Stonewall Jackson et de Robert E. Lee qui n’avaient pas d’esclaves.
- Puis-je aller à la rencontre de la colonne qui nous suit ?
- Oui, vous viendrez me faire votre rapport ensuite. Vous mettrez vos hommes au repos. J’ai fait préparer un cantonnement séparé pour vous. Un aide de camp vous conduira.
Gauvain salue: Merci, mon général, et pour nos morts, est-ce qu’il y aura un cimetière séparé ?
Ils suivent les récits avec intérêt, mais ce qui les frappe le plus, c’est l’Acte d’émancipation des esclaves du président Lincoln. Alors, au nord, tous les noirs sont libres ? Non, tous ceux des Etats-Unis le sont. Mais ce n’est pas le bon président qui l’a dit. Si c’est le bon, celui qui est à Washington est le seul vrai. Ils voudraient voir l’Acte, le toucher mais l’instituteur John ne peut encore le leur montrer, à cause de l’armée grise et du faux président.
Pierre a terminé, ils descendent dans la vallée. Shenandoah se met à courir en sinuant sans effort sur la pente. Pierre croit voir dans er un renard, sa fourrure dorée, ses mouvements subtils ; en plein accord avec l’humeur enjouée de l’air.
Repliés sur eux-mêmes, dans le lieu secret, le lieutenant-colonel Pierre et le capitaine Johnson emplissent et vident leurs poumons suivant le rythme originel, en attendant la mise à feu, le forçage tout le long des rayures et l’expulsion dans l’air brisé. A ce moment le temps de repos est terminé, ils n’ont pas besoin de parler, chacun sait d’où il revient et où a été l’autre.