Citations sur Essai sur les données immédiates de la conscience (48)
Comme nous n’avons point coutume de nous observer directement nous-mêmes, mais que nous nous apercevons à travers des formes empruntées au monde extérieur, nous finissons par croire que la durée réelle, la durée vécue par la conscience, est la même que cette durée qui glisse sur les atomes inertes sans y rien changer. De là vient que nous ne voyons pas d’absurdité, une fois le temps écoulé, à remettre les choses en place, à supposer les mêmes motifs agissant de nouveau sur les mêmes personnes, et à conclure que ces causes produiraient encore le même effet.
Le même ne demeure pas ici le même, mais se renforce et se grossit de tout son passé.
C’est donc grâce à la qualité de la quantité que nous formons l’idée d’une quantité, sans qualité.
Bref, la pure durée pourrait bien n’être qu’une succession de changements qualitatifs qui se fondent, qui se pénètrent, sans contours précis, sans aucune tendance à s’extérioriser les uns par rapport aux autres, sans aucune parenté avec le nombre : ce serait l’hétérogénéité pure.
La durée toute pure est la forme que prend la succession de nos états de conscience quand notre moi se laisse vivre, quand il s’abstient d’établir une séparation entre l’état présent et les états antérieurs.
On doit à Kant la formule précise de cette dernière conception : la théorie qu’il développe dans l’Esthétique transcendantale consiste à doter l’espace d’une existence indépendante de son contenu, à déclarer isolable en droit ce que chacun de nous sépare en fait, et à ne pas voir dans l’étendue une abstraction comme les autres. En ce sens, la conception kantienne de l’espace diffère moins qu’on ne se l’imagine de la croyance populaire. Bien loin d’ébranler notre foi à la réalité de l’espace, Kant en a déterminé le sens précis et en a même apporté la justification.
Car si le temps, tel que se le représente la conscience réfléchie, est un milieu où nos états de conscience se succèdent distinctement de manière à pouvoir se compter, et si, d’autre part, notre conception du nombre aboutit à éparpiller dans l’espace tout ce qui se compte directement, il est à présumer que le temps, entendu au sens d’un milieu où l’on distingue et où l’on compte, n’est que de l’espace.
Le temps ainsi compris ne serait-il pas à la multiplicité de nos états psychiques ce que l’intensité est à certains d’entre eux, un signe, un symbole, absolument distinct de la vraie durée ?
Mais un moment du temps, nous le répétons, ne saurait se conserver pour s’ajouter à d’autres.
Considérons la pitié par exemple. Elle consiste d’abord à se mettre par la pensée à la place des autres, à souffrir de leur souffrance. Mais si elle n’était rien de plus, comme quelques-uns l’ont prétendu, elle nous inspirerait l’idée de fuir les misérables plutôt que de leur porter secours, car la souffrance nous fait naturellement horreur.