« Ce qu'il y a de scandaleux dans le scandale c'est qu'on s'y habitue. »
Simone de Beauvoir
La brutalité n'a pas forcément besoin de grands discours ni de grands gestes.
On croit toujours que la mort de ses parents surviendra tardivement, calmement, et quand on aura eu le temps de s'y préparer. On redoute la maladie. On écarte l'hypothèse de l'accident ; par manque d'imagination, ou par superstition. On n'envisage jamais le meurtre. Jamais l'exécution. Ça n'arrive que dans les films, ou dans les journaux à scandale. (p.15)
"Quand même, mon moment préféré reste quand vous faisiez des crêpes, elle t'aidait à les faire sauter." J'ai aussitôt revu notre complicité en ces occasions. C'étaient des moments de rien du tout quand on y songe. Et je comprenais, trop tard, que c'était les moments les plus importants.
Nous avons remonté l’allée derrière le cercueil tandis que retentissait dans l’église « évidemment », la chanson de France Gall. Léa avait tenu à ce qu'on la diffuse, car « maman l'aimait beaucoup ».
Ça disait : « Y a comme un goût amer en nous/Comme un goût de poussière dans tout/Et la colère qui nous suit partout ». Ça disait aussi : « On rit encore/Pour des bêtises/Comme des enfants/Mais pas comme avant ». Ces paroles, que j'avais oubliées, m'ont infligé une douleur inouie.
Sur le couvercle, nous avons découvert une plaque mentionnant son nom, son prénom, l'année de sa naissance, celle de sa mort. Comme si on pouvait résumer les gens à ça, deux mots, deux nombres. Comme si ça pouvait contenir les rires, les espoirs, les étreintes, les danses, les désillusions et les peurs.
Nous ne devions pas juger seulement un fait divers, mais un fait social. Nous ne devions pas parler d'une dispute conjugale qui aurait mal tourné, mais bien de l'aboutissement d'un continuum de violence et de terreur. Nous ne devions pas parler d'un meurtre, mais de la volonté d'un homme d'affirmer son pouvoir, d'asseoir sa domination. Et de l'aveuglement de la société. Et de la peur de la nommer.
Au téléphone, d'abord, elle n'a pas réussi à parler. Elle avait pourtant trouvé la force de composer mon numéro, trouvé aussi la patience d'écouter la sonnerie retentir quatre fois dans son oreille, puisque j'étais occupé à je ne sais quoi à ce moment-là et que j'ai décroché à la dernière extrémité. Finalement, elle m'avait entendu crier son prénom dans une sorte de précipitation car j'étais tracassé à l'idée d'avoir manqué l'appel mais au moment de s'exprimer, aucun son n'est sorti, aucun, comme si soudain elle était devenue muette et, en réalité, c'était ça, exactement : elle était devenue muette, sous la violence du choc. Moi, je ne savais rien du choc. Je savais juste que ma petite sœur m'appelait, ce qu'elle ne faisait qu'en de très rares occasions - on ne se parlait pas beaucoup, et généralement c'était en tête à tête, lorsque je rentrais le week-end - et si j'étais un peu surpris, je n'étais pas vraiment inquiet. L'inquiétude a déboulé quand j’ai entendu son souffle, son souffle seulement, dans le téléphone, sa respiration, la respiration de quelqu’un qui suffoque ; voilà, ça ressemblait à une suffocation. Alors, j’ai recommencé à m’exclamer, j’ai dit : « Léa ? Léa c’est toi ? » Et pas de réponse.
Incipit
Et puis on redescendra lentement vers le bord de mer. Léa affectionne les balades sur la plage. Et peut-être qu’elle sourira, pour me laisser croire qu’elle va mieux. Ou improvisera un pas de danse, « comme faisait maman ». J’aimerais tant voir ma sœur qui danse.
Tout autour de la pièce, le long des cloisons, des chaises en plastique étaient alignées, afin que chacun puisse se recueillir, veiller le disparu ; on aurait dit une salle de bal d'autrefois, mais sans danseurs. Au centre, le cercueil ; on ne danserait pas.