Citations sur Meurtre au pont du diable (88)
Ambrosini était de ces journalistes formés à l'école de CNN, la référence absolue, ou de BFM TV, son équivalent français. Pour elle, comme pour ces confrères de la presse à sensation, l'information était avant tout un spectacle. Elle était prête à tout pour obtenir un scoop. Bête noire des politiciens locaux, elle avait révélé deux ans plus tôt une importante affaire de corruption dans l'attribution des marchés publics. Plusieurs têtes étaient tombées parmi lesquelles celles d'un conseiller municipal chargé de l'urbanisme, d'un promoteur et d'un architecte proche d'un député, lui aussi éclaboussé mais finalement mis hors de cause.
Qu'il soit témoin du plus petit incident et il passerait son chemin. Il agirait comme la plupart des citoyens ordinaires : avec lâcheté et indifférence. Cette expérience l'avait échaudé.
Outre une photo de Marie et Bonnie, les deux femmes de sa vie, son bureau accueillait un écran Compaq bon marché que le temps avait jauni. L'ordinateur auquel il était relié était si lent que les dépositions, déjà longues à taper, devenaient interminables. Depuis peu, le commissaire avait d'ailleurs renoncé à utiliser ce matériel antédiluvien. Il travaillait sur son propre portable, un Macbook Pro ultraperformant qu'il apportait chaque matin de son domicile.
Suite aux attentats sanglants de janvier 2015 et au renforcement du plan Vigipirate, les consignes étaient strictes : dans tous les commissariats de France, les policiers devaient porter un gilet pare-balles en permanence et ne jamais se séparer de leur arme de service. Mais Briançon n'était pas Paris. Ici, le terrorisme n'existait pas. Les flics n'étaient pas des cibles potentielles comme dans les grandes métropoles. Chancel, comme ses collègues, se mettait à l'aise lorsqu'il se trouvait dans les locaux. Il ôtait son gilet et son holster, qui abritait un Sig Sauer SP 2022.
Malgré ses galons, le commissaire n'échappait pas au lot commun des policiers de base : peu ou prou considéré, mal logé, mal loti. Sa hiérarchie lui demandait l'impossible mais ne lui donnait pas les moyens de remplir sa mission. Un classique dans cette corporation. Il arrivait qu'il puise dans ses propres deniers pour acheter des rouleaux de papier hygiénique ou de quoi récurer les WC. Il ne s'était jamais accommodé de cette précarité. Elle participait d'un ensemble de vexations qui, au fil des ans, érodait ses certitudes quant à son métier. Eprouvait-il encore du plaisir à défendre la veuve et l'orphelin, à courir après les délinquants que la justice, trop laxiste à son goût, relâchait le plus souvent ?
"On s'habitue à tout", se disait-il, fataliste. Mais il se mentait. Dès qu'il le pouvait, il filait au dojo pour pratiquer le zazen, la version japonaise de la méditation assise. Ou alors il partait en haute montagne pour ne plus voir, ne plus entendre, ne plus sentir. Le taux de particules fines relevé dans la Chaussée n'avait rien à envier à celui du boulevard périphérique parisien. Une horreur pour les poumons.
Le commissariat de Briançon se trouvait dans la Chaussée, longue côte en ligne droite qui relie la ville à la cité Vauban. Un bâtiment en béton dans le plus pur style des années soixante-dix, jouxtant un cinéma. Des effluves de diesel, le bruit permanent de véhicules de toutes sortes prenant leur élan pour gagner la route de l'Italie, des fenêtres toujours fermées pour se prémunir du vacarme, y compris l'été, tel était l'environnement de Chancel et de ses hommes. Les locaux étaient décrépits, presque insalubres. Quant au matériel informatique, il datait de l'âge de pierre. L'ensemble puait les privations et les coupes budgétaires.
Pierre Chancel occupait un trois-pièces dans la cité Vauban, dans un immeuble pittoresque qui donnait sur la collégiale Notre-Dame et Saint-Nicolas. Il l'avait hérité de son père dix ans auparavant. Il ne goûtait guère les appartements de fonction, les voitures à disposition et autres avantages. Il était de ces flics qui, à tort ou à raison, pensent que pour réduire les déficits publics et la dette abyssale du pays, il faut commencer par se serrer la ceinture. Il exécrait les passe-droits, les profiteurs qui sévissaient dans sa corporation ou ailleurs. Bref, il affichait une sorte de conservatisme plutôt curieux et démodé pour un policier de quarante-deux ans. Mais tel était son profil; celui d'un homme intègre, fait d'un seul bloc, qui avait supprimé le mot "compromis" de son vocabulaire". En cela, c'était un vrai montagnard.