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Critique de Bobby_The_Rasta_Lama


"La main dans la main, à l'aventure et lentement, à travers l'Eden, ils cheminèrent seuls."
(J. Milton, "Le Paradis perdu")

Nostalgie baroque, quand tu nous tiens !
Les épreuves du roman "Là où les tigres sont chez eux" n'ont enchanté aucun éditeur. S'ils n'étaient pas perplexes devant le long pseudonyme archaïsant choisi par l'auteur (Roblès a vraiment quelque peu arrangé son nom, en hommage au premier éditeur/imprimeur de "Don Quichotte" de Cervantès), ils étaient ensuite déstabilisés par le pavé irrésumable de presque mille pages, dédié primairement à l'excentrique et aujourd'hui oublié jésuite Athanase Kircher (1601-1680).
Roblès a mis dix ans à écrire son roman, et il en a fallu dix autres avant que les éditions Zulma ne tentent l'aventure... pour le plus grand bonheur des lecteurs.

Un grand nombre de bons romans peuvent être qualifiés d'"irrésumables", sans pourtant être "illisibles", et c'est bien le cas de ces réjouissants "Tigres". Roblès nous propose un gracieux mélange de roman historique et de roman d'aventure, de fable philosophique et de roman psychologique, d'aphorismes, de folklore et de savoir encyclopédique, agrémenté encore par un zeste de cette étrange atmosphère typique pour les auteurs latinoaméricains. Afin que les feuillets de ce brouillon expérimental ne se dispersent pas aux quatre vents, il a fallu trouver une agrafe symbolique pour les retenir : le personnage de Kircher.

Ce "dernier homme de la Renaissance", ou "le Léonard baroque", qui englobe à lui seul tout le savoir de l'époque, mais dont les théories mégalomanes se révélaient systématiquement toutes fausses, rappelle l'émouvante et pathétique figure de Don Quichotte. Ses expériences - déchiffrage rapide des hiéroglyphes égyptiens, ballet exploratif sur un volcan en éruption, calculs des dimensions exactes de l'arche de Noé, machines volantes, miroirs ardents, orgues à chats, culture de toutes sortes d'organismes sur son propre corps - ne sont que des excursions dans les impasses du savoir, pour annoncer à ses successeurs : "Non, les amis, le chemin ne passe pas par là !". Sans le savoir, Kircher était doté de l'aptitude géniale à l'erreur, mais sa curiosité sans borne en fait, paradoxalement, une sorte de fondateur de la véritable science, et un précurseur des futurs Pasteurs et Champollions.
Mais l'aventure de la science moderne et les réflexions sur les chemins tortueux de la connaissance humaine ne sont qu'une des nombreuses dimensions du roman. le plus souvent, Roblès revient vers des questions philosophiques et métaphysiques que se pose son infatigable jésuite. Les destins des autres protagonistes font écho aux méditations de Kircher sur le sens de la vie, la place de l'homme dans le monde et la recherche des Paradis perdus.

Deux héros du roman sont directement liés à Kircher. Il s'agit d'Eléazard von Wogau, correspondant brésilien pour un journal français, qui prépare un article sur une curieuse biographie du jésuite, écrite prétendument par son élève et admirateur enthousiaste Caspar Schott. En même temps, son ex-femme Elaine, paléontologue de renom, prépare une expédition dans la jungle à la recherche de fossiles uniques. Expédition malheureuse, qui ne frôlera que trop près les Paradis perdus, quand sa seule chance de survie deviendra une tribu primitive de la forêt vierge, dont les rites confus sont encore liés à... Kircher !
Le destin des deux autres protagonistes - Moéma, la fille d'Eléazard, qui noie ses rêves naïfs sur le Brésil précolombien dans l'alcool et la drogue, et Nelson, petit truand handicapé qui tisse, dans la misère infinie des favelas, des projets fous sur l'assassinat du gouverneur de l'état de Maranho - sont liés à Kircher seulement par des allusions. D'autant plus amusante est la tâche du lecteur, de chercher des analogies entre les passages du journal de Schott et l'histoire qui se passe au Brésil actuel.

Le jeu de Roblès avec l'attention de son lecteur, concrètement les variations diverses sur le "texte dans le texte", fait un peu penser au "Manuscrit" de Potocki ou à la tradition de L'Oulipo. Il suffit de regarder, par exemple, "L'Idolâtre", le poème préféré de Kircher : la fin du roman révèle (ou pas !) que cette méditation spirituelle n'est pas vraiment ce qu'elle semble être, tout comme Kircher lui-même, et tout comme les élans vertueux des protagonistes principaux.
Avec ses jeux littéraires, ses illusions théâtrales et sa logique presque détective, ce livre "baroque" nous entraîne lentement dans le tourbillon des aventures les plus incroyables du corps et de l'esprit.
Le Brésil de Roblès, à la fois beau et cruel, n'est pas seulement une image hyperbolique du monde actuel, ce "trou noir qui s'effondre à l'intérieur de lui-même". C'est une métaphore qui se réfère à la citation de Goethe qui ouvre le roman, mais aussi à Borges, et à son image de la vérité comme un tigre : un être discret qui évite la lumière crue de toutes les idéologies univoques, capable de vivre seulement dans le clair-obscur ambigu de la jungle sauvage. Ce n'est que là où ces tigres peuvent être vraiment "chez eux". 4,5/5
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