Citations sur Raturer outre (19)
L'enfant du second jour
Le dieu qui errait là, au premier matin,
Qu’aurait-il espéré de la parole ?
Il ne fit rien que rassembler des pierres,
Ce sont ces tas qu’on voit, à des carrefours.
Mais vint un second jour. Et parut cet enfant
Qui ramasse, hésitant, une brindille
Pour l’offrir, infinie en sa main tendue,
À d’autres qui, surpris dans leur jeu, se taisent.
Ils le regardent qui avance, ils se détournent,
Le ciel à grand fracas traverse les arbres,
Son feu s’abat, où j’entendais ces rires.
Au soir du second jour le monde cesse,
Ce qui aurait pu être ne sera pas,
Toute la nuit il pleut jusqu’au fond de l’herbe.
p.26
Un souvenir
Il semblait très âgé, presque un enfant,
Il allait lentement, la main crispée
Sur un lambeau d’étoffe trempée de boue.
Ses yeux fermés, pourtant. Ah, n’est-ce pas
Que croire se souvenir est le pire leurre,
La main qui prend la nôtre pour nous perdre ?
Il me parut pourtant qu’il souriait
Lorsque bientôt l’enveloppa la nuit.
Il me parut ? Non, certes, je me trompe,
Le souvenir est une voix brisée,
On l’entend mal, même si on se penche.
Et pourtant on écoute, et si longtemps
Que parfois la vie passe. Et que la mort
Déjà dit non à toute métaphore.
p.15
Encore une photographie
Qui est-il, qui s'étonne, qui se demande
S'il doit se reconnaître dans cette image ?
C'est l'été, vraisemblablement, et un jardin
Où cinq ou six personnes sont réunies.
Et c'était quand, et où, et après quoi ?
Ces gens, qui furent-ils, les uns pour les autres ?
Même, s'en souciaient-ils ? Indifférents
Comme déjà leur mort leur demandait d'être.
Toutefois celui-ci, qui regarde cet autre,
Intimidé pourtant ! Étrange fleur
Que ce débris d'une photographie !
L'être pousse au hasard des rues. Une herbe pauvre
À lutter entre les façades et le trottoir.
Et ces quelques passants, déjà des ombres.
Afin que si mon nom…
Je te donne ces vers, non parce que ton nom
Pourra jamais fleurir, dans ce sol pauvre,
Mais parce que tenter de se souvenir,
Ce sont des fleurs coupées, ce qui a du sens.
D’aucuns disent, perdus dans leur rêve,
« une fleur »,
Mais c’est ne pas savoir que les mots tranchent,
S’ils croient le désigner, dans ce qu’ils nomment,
Transmutant toute fleur en idée de fleur.
Cisaillée la vraie fleur se fait métaphore,
Cette sève qui coule, c’est le temps
Qui achève de se déprendre de son rêve.
Qui veut avoir, parfois, la visite, se doit
D’aimer dans un bouquet qu’il n’ait qu’une heure.
La beauté n’est offrande qu’à ce prix.
p.16
Une photographie
Quelle misère, cette photographie !
Une couleur grossière défigure
Cette bouche, ces yeux. Moquer la vie
Par la couleur, c’était alors l’usage.
Mais j’ai connu celui dont on a pris
Dans ces rets le visage. Je crois le voir
Descendre dans la barque. Avec déjà
L’obole dans sa main, comme quand on meurt.
Qu’un vent se lève dans l’image, que sa pluie
La détrempe, l’efface ! Que se découvrent
Sous la couleur les marches ruisselantes !
Qui fut-il ? Qu’aura-t-il espéré ? Je n’entends
Que son pas qui se risque dans la nuit,
Gauchement, vers en bas, sans main qui aide.
p.13
Le jardin
Pomone t'abordait en riant, et t'offrait
La pelle, le râteau, le ciel, la terre,
Et l'instant, pour que rien que ciel et terre
Se penchent, t'aimant bien, sur ton rêve de toi.
Nuées le ciel, mais tout aussi amène
L'ondée brillante entre ses mains paisibles,
Et peut-être un orage : mais ce soir,
Quand tout aura repris dans rien que la vie.
La science d'un jardin est de calmer
Pour une heure le mal dans la blessure,
Hortus non conclusus, illimité
Par le bruit d'une pompe : puisque un enfant
Tire de l'eau dans un bassin de pierre,
Pour effrayer au fond quelques insectes.
p.21
Deux tours
Cela s'est fait si vite ! Imaginez !
Une tour, et en face s'en dresse une autre,
Et deux hommes, à deux fenêtres,
Qui s'aperçoivent, première et dernière fois !
Et par angoisse, imaginez ! Par peur,
Par désir de justice et d'absolu,
L'un a brandi une arme ! L'autre est blessé,
La même flamme a nimbé deux visages.
Cesse d'être espérance ce qui n'a pu
Anéantir le gouffre entre deux tours.
Ce qui aurait dû être ne sera pas.
Que l'un vive ; et que l'autre, le matin,
Ramasse sa fatigue, ses outils,
Et s'éloigne le long des voies, dans le silence !
p.20
Qui est-il, qui s'étonne, qui se demande
S'il doit reconnaître dans cette image ?
C'est l'été, vraisemblablement, et un jardin
Où cinq ou six personnes sont réunies.
Et c'était quand, et où, et après quoi ?
Ces gens, qui furent-ils, les uns pour les autres ?
Même, s'en souciaient-ils ? Indifférents
Comme déjà leur mort demandait d'être.
L'idée d'un livre.
Ne désespère pas ! Vois, l'un près de l'autre,
Tu peux les voir penchés sur un même livre.
Un nom y est barré à toutes les pages,
Mais le trait qui le biffe, c'est la lumière.
Branches basses
I
Instant qui veut durer mais sans savoir
Tirer éternité des branches basses
Qui protègent la table où clairs et ombres
Jouent, sur ma page blanche de ce matin.
Autour de ces deux arbres d'abord l'herbe,
Puis la maison, puis le temps, puis demain
Pour ouvrir à l'oubli, qui déjà dissipe
Ces fruits d'hier tombés près de la table.
Là-bas est loin. Toutefois, c'est surtout
Ici et maintenant qui sont inaccessibles,
Plus simple est de rentrer dans l'avenir
Avec, pour tout à l'heure, quelque peu
De ce fruit mûr, par la grâce duquel
Du bleu se prend au vert dans la nuit de l'herbe.
p.35