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Critique de Creisifiction


Nous sommes en 1970. Borges, âgé de 71 ans, est atteint de cécité complète depuis de nombreuses années déjà. Depuis très longtemps aussi (les années 1950), il n'a plus du tout écrit les contes qui l'avaient rendu célèbre, s'étant entretemps voué quasi exclusivement à la poésie, très peu à la prose, essentiellement des textes courts de critique littéraire. LE RAPPORT DE BRODIE marque un retour au genre qui l'avait consacré mondialement comme un des maîtres incontestables de la littérature sud-américaine et du mouvement du réalisme magique en Amérique du Sud, dont il demeure l'icône absolue.

Borges «dicte» LE RAPPORT DE BRODIE en essayant de renoncer volontairement, selon lui, «aux surprises d'un style baroque, ou à celles que prétend ménager une fin imprévue». Aussi, tel un peintre à qui aucun repentir ne serait consenti, refusera-t-il, par principe, toute réécriture visant à «améliorer» sa dictée initiale. Ce serait d'après lui inutile et futile : «avec l'âge, j'ai appris à me résigner à être Borges», conclut-il majestueux.

Le Borges que nous découvrons dans ce recueil de contes se trouve aux antipodes de cet autre, cérébral, onirique et labyrinthique, auteur d'oeuvres emblématiques du mouvement littéraire qu'il avait impulsé en Amérique du Sud, telles Fictions ou L'Aleph, et auxquelles son nom reste profondément associé dans l'esprit de millions de lecteurs à travers le monde. Dans les onze récits qui composent le recueil, son écriture s'empare d'un style beaucoup plus réaliste, ancré dans ses racines porteñas, dans le passé glorieux des héros des luttes qui avaient ensanglanté les eaux de la Plata et les plaines immenses de la pampa à partir de la fin du XVIIIème siècle, dans la culture rurale «gaucho» et dans les légendes créées autour de certains de ses personnages, fermiers, «estancieros», cavaliers, gardiens de troupeaux, «troperos» et bandits parcourant les plaines sud-américaines, autour de leur mode de vie rustique, leur tempérament fier et guerrier, aimant au-dessus de tout la liberté, la solitude et le silence de la pampa.

Nous aurions donc ici affaire, selon la très juste expression d'Olivier Rollin (dans un extrait de l'écrivain français paru dans le Monde en 1999), à un Borges plutôt «créole» que «métaphysique» !
Dans un style d'une très grande sobriété, tiré au cordeau (pour ne pas dire au couteau !) et tranchant (!), j'ai fini par me poser la question, en lisant ce recueil, si quelque studieux de l'oeuvre borgésienne ou critique littéraire spécialisé se serait déjà penché sur la question de ce qui s'apparenterait chez l'auteur à une véritable fascination pour les armes blanches !
A part le conte qui donne titre à l'ouvrage («Le Rapport de Brodie»), d'une facture certes empreinte de violence et de cruauté comme les autres, mais dans un cadre et un style cependant plus proches de ceux auxquels Borges nous avait accoutumés, toutes les autres histoires constituent des variations autour d'un même thème, récits hantés par les rivalités, les accrochages violents, les duels et, surtout, par une coutellerie omniprésente, histoires à couteaux invariablement tirés, où «l'homme provoquait l'homme, le couteau appelait le couteau» ( «L'Autre Duel»), à un tel point que dans certains contes (et notamment dans «La Rencontre») les couteaux semblent devenir des entités à part entière, indépendantes et immémoriales, animées de vie propre et ayant pouvoir de décision, de vie et de mort à la place des hommes qui, parfois malgré eux, finiront par s'en emparer. le monument aurait-il donc lui-même dicté ces histoires à l'état brut, sans révision et relecture, lui-même en vrai lanceur de couteaux visant sa cible sans s'autoriser la moindre hésitation, le moindre écart, la moindre erreur fatale?

D'où exactement viendrait en fin de compte ce Borges «coutelier»? Faudrait-il le croire entièrement, quand après avoir d'emblée déclaré avoir voulu écrire des «récits brefs, d'une langue et d'une forme très simples», comme ceux de Kipling, il admettra pourtant, quelques lignes plus loin, que «il n'y a pas sur terre une seule page, un seul mot qui soit simple, étant donné que tous postulent à l'univers» ?

Pas si simple à appréhender tout ça ! Car ce Borges «cuchilliero», en apparence plus accessible et réaliste (et dont l'on retrouve les mêmes échos et tonalités dans le versant poétique de son oeuvre) reste tout de même aussi mystificateur que l'autre Borges, le «gentleman», érudit bibliothécaire citadin et raffiné ! Dans LE RAPPORT DE BRODIE, il n'est, comme toujours chez Borges, pas aisé de savoir ce qui relève du réel ou de la fiction, il est souvent ardu et peut-être futile de vouloir séparer le vrai du faux, l'historique de la pure imagination : incipits avec lesquels l'auteur, comme à son accoutumée, ouvre un récit par le souvenir d'un évènement «vrai», rapporté ou vécu par une de ses connaissances à lui bien réelle, ou héros de l'indépendance, bandits et gauchos célèbres tels Bolivar, San Martin, Juan Moreira ou Don Segundo Sombra, traités au pied d'égalité avec des personnages de combattants et de gauchos relevant de la pure fiction, nous font conclure que le clivage de personnalité est, fort heureusement, loin d'être «réel» ou, tout au moins, radical chez ce cher et à tout jamais énigmatique Borges...

A un lecteur qui n'aurait pas encore eu l'occasion d'approcher l'oeuvre du grand génie argentin de la littérature du XXème siècle, je ne conseillerais point de commencer par ce livre. Il s'agit, de mon point de vue, d'un ouvrage qui, pour être pleinement apprécié, serait à réserver soit aux lecteurs déjà bien familiarisés avec l'univers borgésien, soit aux amateurs de duels et de «far-west», qui y trouveraient, je pense, pleinement leur compte, dans une version ici dépaysante et «far-south»!


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