Livre de préfaces - Essai d'autobiographie

Dans mon enfance, ignorer le français c'était presque être analphabète.

Le livre était essentiellement romantique, bien qu’écrit dans un style plutôt dépouillé et rempli de métaphores laconiques. Il célébrait les couchers de soleil, les endroits déserts, les coins de rue peu connus ; il s’aventurait dans des métaphysiques berkeleyiennes et dans l’histoire de ma famille ; il évoquait de premières amours. J’imitais également l’espagnol du dix-septième siècle et je citais la Religio Medici de Sir Thomas Browne dans ma préface. Je crains que ce livre n’ait été un plum-puding – j’en avais un peu trop mis. Et cependant, en me le remémorant, j’ai l’impression de n’avoir jamais dépassé ce livre là.

Tout est élémentaire dans Macbeth, sauf la langue, qui est baroque et d’une complexité poussée à l’extrême. Une telle langue se justifie par la passion, non par la passion technique de Quevedo, de Mallarmé, de Lugones ou du plus grand d’eux tous, James Joyce, mais pas la passion de l’âme humaine. Les métaphores enchevêtrées, les exaltations et les désespoirs du héros suggèrent à Shaw sa célèbre définition de Macbeth : la tragédie de l’homme moderne assassin et client des sorcières.

Un personnage rêvé par Shakespeare a dit que nous étions fait de la matière même des rêves ; pour la plupart des gens, cette opinion est un soupir de découragement ou une métaphore ; pour les métaphysiciens ou les mystiques, c'est l'énonciation pure et simple d'une vérité précise.

Dans le deuxième chapitre de sa Symbolic Logic (1892), C.L. Dodgson, dont le nom immortel est Lewis Carroll, écrivit que l'univers est composé de choses qu'on peut ranger par catégories, et que l'une d'entre elles est la catégorie des choses impossibles. Il donna comme exemple de cette catégorie une masse qui pèserait plus d'une tonne et qu'un enfant serait capable de soulever. Si les livres Alice au Pays des merveilles et De l'autre côté du miroir, ces livres qui font notre bonheur, n'existaient pas, nous pourrions dire qu'ils rentrent dans cette catégorie. En effet, est-il concevable qu'une œuvre qui est aussi savoureuse et accueillante que les Mille et Une Nuits soit faite d'un tissu de paradoxes d'ordre logique et métaphysique ?

Un des principaux évènements de ces années-là - et de ma vie entière - fut le début de mon amitié avec Adolfo Bioy Casares. Nous nous rencontrâmes en 1930 ou 31, alors qu'il avait environ dix-sept ans et que je venais de dépasser la trentaine. Il est de règle qu'en pareil cas l'aîné soit le maître et le plus jeune son disciple. Il en fut peut-être ainsi au début, mais quelques années plus tard, quand nous commençâmes à travailler ensemble, Bioy était vraiment et sans qu'il y paraisse le maître.

Le sixième livre de l'Enéide reprend une tradition de l'Odyssée et déclare qu'il y a deux portes divines par lesquelles nous arrivent les songes : celle d'ivoire, qui est celle des rêves fallacieux, et celle de corne, qui est celle des rêves prophétiques. Etant donné les matériaux choisis, il semblerait que le poète ait senti d'une manière obscure que les rêves qui anticipent l'avenir sont moins riches que les rêves fallacieux qui sont une invention spontanée de l'homme qui dort.

Les Musulmans présentent le cas le plus curieux de tous. Etant donné que dans leurs âmes les concepts de Mahomet et de la religion sont extrêmement liés, Dieu les dote d'un ange qui feint d'être Mahomet et qui leur enseigne la foi. Cet ange n'est pas toujours le même. Il arriva au véritable Mahomet de surgir une fois devant la communauté des fidèles et il put articuler ces mots : "Je suis votre Mahomet". Aussitôt il noircit et replongea dans les enfers.

Les Russes et les disciples des Russes ont démontré jusqu'à la nausée que rien n'est impossible : suicide par excès de bonheur, assassinats par charité, personnes qui s'adorent au point de se séparer pour toujours, traîtres par amour ou par humilité ... Cette liberté totale finit par rejoindre le désordre total.

D'accord, mais le symbole de la baleine est moins propre à suggérer que le cosmos est mauvais qu'à suggérer son immensité, son inhumanité, sa stupidité bestiale ou énigmatique. Chesterton, dans l'un de ses récits, compare l'univers des athées à un labyrinthe qui n'aurait pas de centre. Tel est l'univers de Moby Dick, un cosmos (un chaos) non seulement manifestement mauvais, comme celui dont les agnostiques eurent l'intuition, mais irrationnel aussi, comme celui des hexamètres de Lucrèce.