Les naufrages d'Isabelle

Elle a dansé avec à peu près tous ceux de cinquième secondaire présents ce soir. Ils la dévorent des yeux comme si elle était le mannequin de l'heure. Franchement! Le pire, c'est qu'ils ne l'intéressent pas du tout. On voit bien qu'elle danse avec eux seulement pour s'amuser, alors qu'elle n'aurait qu'à lever le petit doigt pour les avoir à ses pieds. Moi qui croyais que les gars aimaient les filles bien faites, ma théorie en prend pour son rhume. Marianne est jolie mais fait tout pour le cacher. Ses vêtements trop grands ne laissent rien deviner et son maquillage lui donne un air plus mort que vivant. Si j'étais un gars, moi, je ne crois pas que je serais attiré par une fille de son genre. Pourtant, s'il m'était arrivé le dixième de ce que Marianne a vécu dans les dernières heures, j'aurais été contente de ma soirée. Ma vie est si routinière, organisée, prévisible! J'aimerais tellement pouvoir vivre des choses passionnantes, insensées, magiques… comme ce que vit ma sœur présentement.

Un an plus tôt.

Je vois bouger les lèvres de Valérie, mais je n’entends rien de ce qu’elle raconte ; la musique joue trop fort. Je ne prends pas la peine de la faire répéter, ni même d’avoir l’air intéressée. Marc-André, Noémie et Antoine lui suffisent comme auditoire. Moi, j’ai un peu l’esprit ailleurs.

Je croyais que cette danse m’apporte rait quelque chose de spécial, qu’elle marquerait un tournant dans ma vie. C’est bizarre, mais j’ai parfois de folles intuitions, qui se révèlent fausses la moitié du temps… comme ce soir. Rien d’extraordinaire ne s’est produit… en tout cas, pas pour moi. La danse s’achève et je me sens un peu déprimée.

Ma sœur, elle, a eu une soirée pas mal plus excitante que la mienne. Marianne est mon aînée d’un an et tout ce que nous avons en commun, c’est notre nom de famille. Moi, je suis la fille sage, celle dont toute la parenté dit qu’elle est bien belle et bien fine et qui ne fait peur à personne. Ma sœur, elle, a les cheveux verts (pour le moment), du front tout le tour de la tête et un goût épouvantable en matière de vêtements. Alors que je me creuse la tête chaque matin pour m’habiller et me coiffer de manière à peu près correcte, Marianne se donne quelques coups de brosse et enfile la première jupe qui lui tombe sous la main. D’ailleurs, tout son linge est tellement grand qu’on dirait qu’elle l’a pêché dans la garde­-robe de mon père. Tout le monde s’entend pour dire qu’elle a l’air d’une clocharde ou d’une extraterrestre. Alors, pourquoi les gars lui tournent­-ils autour comme des mouches ?

Le jour où Samuel Lachance est entré dans nos vies, il ne se doutait pas des chambardements qu’il causerait. S’il avait eu la moindre idée de ce qui découlerait de cette danse de l’école, au début de mars, il serait probablement resté chez lui, et ma sœur n’aurait pas bougé de sa chambre non plus. Mais on ne sait jamais ce que nos gestes en­ traînent comme conséquences… Ils sont donc allés à cette fameuse soirée, chacun de leur côté, pour en revenir ensemble, mêlant ainsi leurs destinées… et la mienne.
On dit que le hasard fait bien les choses. L’année qui vient de s’écouler m’a plutôt prouvé le contraire. Aujourd’hui, enfin, je ris souvent, mais ça m’en
a pris, du temps, avant de me défaire du sentiment de culpabilité qui me rongeait le cœur. Ça m’en a pris, des larmes, pour alléger le poids que j’avais sur la poitrine et qui m’oppresse encore, certains soirs de tempête. Je ne serai plus jamais la petite Isabelle de quinze ans qui croyait ne pas avoir besoin des autres, de leur chaleur, de leur tendresse… J’ai vieilli de dix ans en quatre mois.
Il paraît que le temps efface toutes les blessures. Je me demande s’il pourra guérir les miennes. Les cicatrices sont encore fraîches et la douleur se fait parfois sentir, la nuit surtout, quand les fantômes viennent hanter mes rêves. J’ai encore du chemin à faire avant d’être délivrée de mon passé. Je me demande même si je pourrai un jour m’en débarras ser. Quand je pense à toute cette histoire, je me rappelle chaque geste, chaque parole, chaque émotion comme si je les vivais encore…

En plus, je n’ai pas de félicitations à faire à Marianne pour le choix de son chevalier servant. Samuel Lachance est arrivé en septembre dernier et tout le monde sait qu’il n’a qu’une envie, lâcher l’école et travailler sur le bateau de pêche de son père. Certains disent que c’est pour cette raison que sa mère ne voulait plus de lui à Québec. D’après moi, ceux et celles qui colportent ces histoires le font par dépit : les filles parce que Samuel n’a jugé bon de s’intéresser à aucune d’elles et les gars parce que, depuis son arrivée, pas un d’entre eux ne peut supporter la comparaison. Samuel Lachance est sans contredit le garçon le plus séduisant du village. Et pas seule ment à cause de ses yeux bruns, de son teint hâlé et de son sourire pétillant ; il se dégage de lui une espèce de mystère qui rend folles toutes les filles. Moi, les beaux gars me laissent plutôt indifférente. D’après ce que j’ai pu déduire des histoires de cœur de Valérie et de Marianne, qui ne jurent que par eux, ils sont une espèce venimeuse, à éviter à tout prix. Une fois qu’on s’est habituées à leur charme physique, ils nous font beaucoup moins d’effet, paraît­-il. Donc, Samuel ne m’intéresse pas outre mesure. Ça tombe bien, il ne m’a jamais jeté le moindre coup d’œil. J’imagine qu’il est trop occupé à repousser la horde de ses admiratrices pour voir les filles qui n’en font pas partie…

Et il ne regarde qu’elle, ne semble rien voir en dehors de sa personne. Elle passe les bras autour de son cou et pose la tête sur son épaule. Il la serre très fort en lui caressant les cheveux. J’en ai mal au cœur. Elle se prend pour qui, à jouer la grande romantique, alors que tout le monde sait qu’elle chasse les gars comme d’autres les papillons ? Elle ne se doute pas qu’il y a d’autres filles, apparemment moins désirables, qui ne demanderaient pas mieux que d’en avoir un seul, de ses trophées de chasse, pour le garder et l’aimer comme il le mérite. Ma sœur est une gaspilleuse professionnelle de gars. Elle leur essore le cœur les uns après les autres et il ne reste plus rien pour celles qui passent après.

Je ne peux plus supporter de la voir collée ainsi sur son danseur. Je me tourne vers ma gang et leur lance :
— J’ai une migraine qui commence.
Je m’en vais.

Antoine se propose pour me raccompagner, mais j’ai envie d’être seule. Je refuse et sors de l’école, soulagée et un peu perdue. Je me sens triste et fâchée en même temps. Qu’est­-ce que ça m’apporte d’être jalouse ? Rien du tout.