Un instant de grâce

En combien de temps la mémoire d'un père qui abandonne les siens devient-elle un terrain vague ?

Elle avait depuis longtemps eu la danse en exutoire, la danse l'avait sauvée, comme la joie, ce rire sans son et souvent sans motif. Toutes deux lui apportaient une maîtrise ivre.

Une fois encore, elle devait changer de langue.
Les déracinements rendent les lèvres et les pensées mal synchrones.

Muet, c'était un exercice de complaisance envers soi.
À haute voix, de médisance.
P 15

Un jour, il lui était apparu que, dans chacun de ses rôles, elle avait toujours volé, maraudé : elle était celle qui subtilisait une journée au protocole princier dans Vacances romaines, l'héritier qui ne lui était pas destiné dans Sabrina, le coeur d'un séducteur dans Ariane, et des babioles dans Diamants sur canapé - des larcins commis pour leur petit frisson, ou pour le bonheur de faire les poches de quelqu'un qui ne l'ignore pas tout à fait. Une filouterie, la danse, un rire étaient de la même texture que la joie : une force inarticulée capable de condenser un monde épars.

Alice : How long is forever ?
White Rabbit : Sometimes, Just one second.

Lewis Caroll, Alice in Wonderland

Épigraphe

"La grâce comble, mais elle ne peut entrer que là où il y a un vide pour la recevoir, et c'est elle qui fait ce vide."
Simone Weil, La Pesanteur et la Grâce, (cité en épilogue du livre"Un instant de grâce")

Le silence enlisait tout, passé présent ;
même les conversations, en cet instant,
faisait remuer les lèvres de Mel,
celles de son père étaient sans bruit.
P 53

En était-il venu à éviter sa propre mémoire,
le souvenir de ce qui l'avait persuadé de ne jamais revenir.
P37

Audrey trouvait son seul réconfort dans ses leçons de danse.
La petite fille franchissait le seuil de la pension
pour répéter à la barre des attitudes et des enchaînements qui, toute la semaine lui tenaient compagnie.
Elle collectionnait les gestes, la mémoire des mouvements,
le délié d'une main et elle regardait chacun emplir l'espace,
les corps étaient des rythmes,
et tout lui semblait une chorégraphie.
Elle aimait les esquisser, les jeter sur le papier,
comme d'autres de ses dessins.
p 41