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Critique de Erik35


HOMMAGE À L'ENFANCE, ODE AU PÈRE.

Les amateurs du genre le savent fort bien : pénétrer dans l'univers de Ray Bradbury est TOUJOURS une épreuve aussi surprenante que captivante, et cet ouvrage-ci, malgré quelques petites faiblesses, ne déroge pas aux promesses. Loin de sa veine SF, pas même "classique" d'un point de vue du fantastique, Bradbury navigue entre les styles pour nous délivrer une véritable leçon d'humanité et de sagesse.

Il s'y croise d'abord deux jeunes adolescents d'environ quatorze ans, nés quasiment au même moment à ce détail prêt que le premier, Will Halloway respira notre air le premier, à minuit moins une minute, tandis que son petit voisin - et meilleur ami -, le rêveur Jim Nightshade ("ombre de la nuit") fit retentir son premier cri le jour d'après, deux minutes plus tard... Mais ces deux-là sont d'inséparables voisins, malgré des caractères assez différents. Ils ont un rêve commun, commun à bien des adolescents de par le monde : être des grands d'une vingtaine d'années pour pouvoir être libres, ne plus avoir leurs parents sur le dos, décider quand ils en ont envie de ce qu'ils vont faire de leur vie...

Il y a les pères aussi.
Certes, Will a le sien, mais il est présenté comme un vieillard - pardon aux pères un peu tardifs de seulement cinquante-quatre ans... - difficile à comprendre, pour ainsi dire étranger, et qui semble n'avoir pour amis que les livres de la bibliothèque où il travaille... Quant à celui de Jim, il est absent, vraiment et semble-t-il, définitivement. Pourquoi cette précision ? Parce qu'au delà du fantastique de cette histoire, celle-ci tourne pour bonne part autour de la recherche du père, de son importance au cours du développement de ces deux adolescents, de sa reconnaissance en tant que référence - plus encore que comme simple référent - et du drame intime qui poussera Jim à se chercher un destin dangereux, impossible, égoïste tandis qu'il se laissera séduire par une sorte de père de substitution. Mais un père mortifère, délétère, éternel enfant ainsi qu'éternel adulte se satisfaisant du malheur de ses semblables.

Il y a la fête foraine, évidemment, car s'il y a ténèbres, il y a d'abord foire (bien que le titre français n'ait rien à voir avec l'original anglais). Et dans une foire, il y a, bien évidemment sa parade de "monstres". Celle-ci est digne du film extraordinaire de Tod Browning, Freaks, puisqu'on y trouve un nain tellement minuscule qu'il semble impossible, un "Homme illustré" (thématique reprise par l'auteur dans un recueil de nouvelle du même titre), une "plus belle femme du monde", une sorcière, un géant, des siamois, etc. On y trouve des attraction aussi fascinantes que dangereuses, à commencer par ce labyrinthe fait de mille miroirs dans lesquels le visiteur peut y retrouver son moi passé tout autant que son apparence future possible. On y trouve aussi un superbe carrousel, apparemment en panne lorsque la foire s'installe nuitamment, et dont le pouvoir chronologique est d'une telle attractivité que l'un de nos deux jeunes héros sera à deux doigts de s'y laisser prendre.

Il y a ce chemin vers le mal enfin, que seul le titre anglais peut faire entendre - et Ray Bradbury à la culture classique évidente nous laisse ainsi une piste - puisqu'il reprend un vers du Macbeth de Shakespeare, une parole de sorcière : «Something Wicked This Way Comes», que l'on peut traduire (faiblement) par : «quelque chose de mauvais est en route», symbolisé par cette antique machine à vapeur transportant les différents éléments de cette foire monstrueuse (mais bien plus par ses conséquences sur les gens que par des illustrations grotesques et attendues), qui ne peut arriver que nuitamment, de préférence dans ces moments compliqués, de toute éternité, où les morts reviennent fricoter avec les vivants. Chez nos lointains cousins américains, cela se nomme "Halloween" (et s'est passablement transformé en vague supercherie commerciale), mais sa source la plus évidente remonte pour le moins aux traditions celtes de la Samain. Quelque chose de mauvais arrive, donc, et ce peut tout aussi bien être la mort (celle probable du père de Jim, celle prochainement future du père de Will ?) que le mauvais chemin que nous sommes tous à même d'emprunter, plus ou moins consciemment, plus ou moins volontairement.

Bien que fort différent de ses textes les plus connus, aux premiers rangs desquels Farenheit 451 ainsi que ces digressions superbement poétiques Les Chroniques martiennes, La foire des ténèbres n'est en rien une rupture d'avec ces titres antérieurs. le temps qui passe, l'amour de son prochain (ici, le père), le choix possible entre bien et mal, l'attrait effrayant du mauvais, la rémission toujours possible, etc, sont, une fois encore, parmi les fondements de ce roman - jamais long mais d'un rythme et d'un style qui, de temps à autres, aurait gagné à être raccourci, ne serait-ce que par ces questionnements un peu lourds et trop démonstratifs. Il y a aussi de la répétition dans ce roman - qui se lit cependant d'une traite et sans accrocs -, comme si Bradbury avait craint ne pas être compris à hauteur de sa démonstration. C'est d'ailleurs ce qui fait la lie du film qui en fut tiré (et dont il est co-scénariste) : lourdeur, lenteur inopportune et cette poésie -simple mais toujours juste - de l'auteur que le réalisateur fut incapable de transmettre sur une bobine.

Demeure pourtant un magnifique hommage à ce moment compliqué de l'existence qu'est ce début de l'adolescence ainsi qu'une ode à ces rapports entre un père et son enfant, jamais gagnés d'avance, jamais faciles, jamais immédiats mais d'une richesse incomparable. Pour cela (et pour cette ambiance générale), La foire des ténèbres est tout de même un grand livre.
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