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Critiques filtrées sur 4 étoiles  
Essai très intéressant qui s'ouvre sur un questionnement : est-ce vraiment la fin de notre histoire humaine, ainsi que M. Francis Fukuyama le prédisait en 1989, au moment du grand basculement vers l'unilatéralisme de l'empire ? Comment quelqu'un de solidement formé intellectuellement peut-il souscrire à une telle bêtise. Vu d'aujourd'hui cela ferait presque sourire : l'histoire bien sûr ne s'arrête jamais...
M. Bronner va donc s'intéresser, au fil de cet essai très bien écrit, à notre bien commun le plus précieux : notre cerveau ! La première partie retrace cette victoire matérielle qui nous affranchit (enfin, ce qu'il reste de la classe moyenne occidentale, c'est un non-dit du livre) de tout un tas de contraintes chronophages.
Que faisons-nous aujourd'hui du temps libéré par les machines ? On est occupé à quoi finalement ? La deuxième partie du livre en fait le bilan : en gros, ce sont les écrans qui empiètent même sur notre sommeil . . . Pas les écrans de papi (TF1 et le temps de cerveau disponible...) mais ceux des bijoux technologiques qui se sont immiscés dans notre vie quotidienne, smartphones en tête. Avec tous les atours de la modernité : les réseaux sociaux, les achats en ligne etc...
Nous sommes devenus dépendants. Consentants. Demandeurs.
La troisième partie est plus prospective et justifie le titre de cet essai : l'apocalypse cognitive. Celle-ci repose sur la prise en compte de « notre appétence pour la conflictualité, de notre avarice cognitive, ou encore notre soumission aux injonctions de la visibilité sociale. »
Il y développe par exemple et entre autres, l'idée d'une conflictualité née de l'existence d'invariants de notre espèce (en particulier de ceux qui ressortent de notre cognition, notre cerveau de primates évolués) et des modèles intellectuels que notre (presque) toute puissance technologique nous ont amenés à construire.
Tout ceci nous amène à quoi ? Au risque ultime : l'extinction... Comme d'autres...
C'est le retour de Franck Drake, l'explorateur de l'espace qui a donné son nom à une célèbre équation (je sais c'est la deuxième fois déjà), le fameux N = R × fp × ne × fl × fi × fc × L. Avec l': la durée durant laquelle une civilisation est détectable.
Dans l'équation de Drake, ce l', durée moyenne d'une civilisation donc, est estimée à 10 000 an...
Quelle lecture avoir de la valeur de l', dans l'équation de Drake ? Difficile à analyser, notre cerveau ne semble pas cognitivement apte à gérer une organisation civilisationnelle de milliards d'habitants. La découverte des multiples exoplanètes et une maîtrise minimale des statistiques de base débouche sur un paradoxe : pourquoi n'avons-nous aucune nouvelle de l'extérieur ?
La solution la plus probable selon Mathieu Agelou (2017) serait l'instabilité endémique des civilisations intelligentes. D'où l'hypothèse formulée par Alexandre Delaigue : « Si l'espace est silencieux, c'est parce que tous ceux qui ont eu l'occasion de faire un parcours similaire au nôtre se sont effondrés (2017 aussi). »
Pessimisme ? Non, le dépassement de ce plafond civilisationnel ne pourra venir que de nos ressources intellectuelles, c'est-à-dire de notre capacité à concevoir une ingénierie de l'intelligence collective qui nous permette de dépasser les limites de nos cerveaux individuels.
Ce livre nous aide à en saisir les tenants. Il est presque formidable de ce point de vue....
Presque? Car apparemment aucune civilisation ne semble avoir réussi cet exploit et si j'allume mon poste de TV, si j'écoute ma radio, je me dis que ce n'est pas gagné...
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« D'entre toutes les civilisations intelligentes possibles, l'humanité fera-t-elle partie de celles qui peuvent surmonter leur destin évolutionnaire ? Tout dépendra de la façon dont nous gérerons ce temps de cerveau libéré, le plus précieux de tous les trésors du monde connu. L'heure de la confrontation avec notre propre nature va sonner. Comme dans tous les récits initiatiques, le résultat de cette confrontation découlera de notre capacité à admettre ce que nous verrons dans le miroir. »

Le propos du livre est entièrement contenu dans ces lignes.
Le temps de cerveau libre, c'est-à-dire celui qui reste une fois qu'on lui a déduit le temps consacré à dormir, à se laver, à manger, au travail, aux transports et aux tâches domestiques a connu une augmentation sans précédent dans l'histoire de l'humanité. On estime qu'il s'établirait en moyenne à 5 heures par jour en France. C'est ce temps disponible qui fait l'objet du présent livre. Il représente en théorie un véritable trésor attentionnel, mais, en pratique, à quoi est-il consacré ? En dressant le constat passablement déprimant des usages, ou plutôt des mésusages que nous faisons de ce fameux temps libéré, le sociologue Gérald Bronner s'attache à montrer que ceux-ci découlent d'invariants communs à l'espèce humaine : les nouvelles technologies sociales n'ont pas créé notre besoin éperdu de reconnaissance ou notre goût pour le sensationnel, elles les ont juste considérablement amplifiés.

À quoi est donc consacré notre précieux temps disponible?
Je pense que vous connaissez tous le terme de junk food pour qualifier les aliments ultra-transformés qui réussissent l'exploit d'être à la fois extrêmement pauvres sur le plan nutritionnel et extrêmement riches en sucres et en mauvaises graisses, et qui, en flattant nos goûts les plus primaires, créent une véritable addiction. Eh bien, si l'on transpose ce concept de junk food aux contenus dont se nourrit notre cerveau au quotidien, on aboutit au constat qu'en moyenne plus de la moitié de notre temps libre est consacrée aux écrans, et, qu'en moyenne toujours, ce temps passé sur les écrans est majoritairement gaspillé à absorber des junk informations.
Que sont ces junk informations au juste ? Qu'est-ce qui retient le plus notre attention sur le « marché cognitif »?
Sans grande surprise, le sexe. Les vidéos pornos représentent aujourd'hui un bon tiers de la totalité des vidéos regardées chaque jour dans le monde.
Ensuite, la peur. Au milieu de la cacophonie ambiante, l'information qui suscite la peur retient tout particulièrement notre attention. Ce qui était un indéniable avantage au temps de la préhistoire où, pour survivre, il valait mieux avoir peur pour rien et prendre la fuite que ne pas s'alarmer et se faire bouffer par un ours, est devenu un réel handicap dans des sociétés soumises à un flux d'informations continu. Ainsi, l'agence Influence Communication qui scrute le fonctionnement des médias nord-américains a-t-elle relevé que l'année 2016, année de l'élection de Donal Trump, avait été marquée par un taux record de contenus informationnels relevant de la peur : 40%.
Souvent en lien avec la peur, vient ensuite la colère. Inutile de s'appesantir sur les effroyables méfaits de la colère, en particulier quand celle-ci s'empare de populations entières. Comme le résume la neuroscientifique américaine Molly Crockett : « L'indignation est un feu et les réseaux sociaux sont comme de l'essence. »
Le goût pour l'inconnu, la curiosité, profondément enracinés dans la logique du vivant, deviennent, dans un monde où les médias poursuivent jusqu'à l'obsession ce qui fait événement, très problématique. Pour attiser notre curiosité, les médias n'hésitent pas à accentuer, quand ils ne les créent pas de toutes pièces, l'incongruité ou la conflictualité de faits parfaitement anodins.
Enfin, notre besoin inassouvissable de reconnaissance qui nous pousse à poster des selfies à tout va, liker et disliker, pérorer à tort et à travers sur les forums, bref, à tout faire pour attirer l'attention. Ayant déjà longuement développé ce point dans ma critique des Liens artificiels de Nathan Devers, je n'y reviens pas.

Le propos de Gérald Bronner n'est pas de nous faire la morale, mais de nous éclairer sur les ressorts psychiques et biologiques du comportement humain.
« Rien n'est condamnable, en soi, dans l'expression de ces compulsions. Mais rien ne nous oblige non plus à en devenir les esclaves. »
Ces plaisirs attentionnels à court terme sont le fruit de mécanismes psychiques découverts dans les années 50. Ces mécanismes, baptisés circuits de la récompense par les chercheurs en neurosciences, ne sont pas mortifères en soi, bien au contraire. Ils jouent un rôle crucial dans la motivation de l'individu et de l'animal. le problème, c'est que lorsqu'on active trop fréquemment ces circuits du plaisir à court terme, on se met à générer un niveau de dopamine durablement élevé dans la zone postérieure du cerveau, qui aboutit à une redistribution des connexions neuronales dans cette zone au détriment du cortex préfrontal.
« Il se trouve que les neurones voient leur niveau d'excitabilité s'élever à mesure qu'ils sont excités par la dopamine. Pour obtenir le même effet, il en faudra toujours plus; cela décrit exactement ce qui se produit dans les phénomènes d'addiction. »

Notre appétence à titre individuel pour la jouissance immédiate qui détourne une part significative de notre précieux temps libéré vers des junk informations pose déjà un grave problème en soi : manque d'attention et de concentration, frustration, addictions parfois mortifères … sans compter que ce gaspillage du temps individuel représente un énorme gâchis en terme d'intelligence collective. Mais ce n'est pas tout. Ces informations, parce qu'elles s'appuient sur nos peurs, notre goût pour le conflit ou le sensationnel, nous présentent une vision terriblement déformée de la réalité, entretenant un rapport lointain avec la vérité, quand elles ne l'escamotent pas purement et simplement. Malheureusement, selon une loi énoncée par le programmateur italien Bardolini : « La quantité d'énergie nécessaire à réfuter des idioties est supérieure à celle qu'il faut pour les produire. » Autrement dit, rétablir la vérité est plus coûteux que de la travestir. Les théories complotistes et les fake news ont manifestement de beaux jours devant elles.

Enrico Fermi, prix Nobel de physique en 1938, estima qu'en tenant compte du nombre d'étoiles de notre galaxie et du nombre possible de systèmes planétaires gravitant autour d'elles ainsi que du nombre d'entre elles susceptibles d'accueillir la vie, le nombre de civilisations extraterrestres susceptibles de nous visiter était assez important. Or, à ce jour, en dépit de la mise en place d'un système d'écoutes de potentiels signaux extraterrestres, seul le silence cosmique nous a répondu. de toutes les hypothèses qui tentent d'expliquer le paradoxe de Fermi, l'une paraît s'imposer, nous dit Bronner, particulièrement inquiétante : une civilisation, où qu'elle se trouve, doit avoir dépassé un certain niveau de maturité pour se lancer dans l'exploration spatiale. Si l'espace reste silencieux, c'est parce que ceux qui ont eu l'occasion de faire un parcours similaire au nôtre se sont effondrés avant.

Les conclusions de Bronner, pour accablantes qu'elles soient, s'appuient sur des prémisses qui méritent d'être discutées. En ne s'intéressant qu'à la junk information véhiculée par les écrans (TV, jeux vidéos, réseaux sociaux, sites Internet), l'auteur passe sous silence la contribution de ces derniers en termes de joie, de connaissances, de sociabilité, de partage, de découvertes, d'émulation, etc. Pour ne citer que l'exemple de Babelio, nous sommes nombreux, une majorité sans doute, à considérer que le site nous apporte davantage de bienfaits que de méfaits. Par ailleurs, Bronner déplore le fait que la plus grande part de notre intelligence collective soit gaspillée, alors qu'on en aurait grand besoin afin de relever les immenses défis de notre temps. Oui, certes, c'est désolant. Mais n'en a-t-il pas toujours été ainsi? Les progrès enregistrés par l'humanité n'ont-ils pas été de tous temps le fait d'une infime minorité? Et même si une majorité de l'humanité enfin libérée des contraintes de la survie est bêtement occupée à assouvir ses plaisirs immédiats, il n'en reste pas moins vrai que le nombre de gens consacrant une part non négligeable de leur temps libre à des tâches fécondes n'a jamais été aussi grand.

« La pensée n'est qu'un éclair dans la nuit, mais c'est un éclair qui est tout. »
Henri Poincaré, La Valeur de la science.
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L'essai de Gérald Bronner publié en 2021 repose sur un constat implacable : « le temps de cerveau disponible » n'a jamais été aussi important qu'aujourd'hui. Et notre avenir dépend de l'utilisation que nous ferons de ce temps autrefois dédié à un dur labeur. Selon que ce temps sera consacré à regarder des vidéos de chats, ou à approfondir nos connaissances, se dessinera un avenir très sombre ou porteur d'espoir.

« Apocalypse cognitive » est un essai foisonnant, parfois complexe, souvent passionnant, qui se propose d'aborder les enjeux relatifs à l'émergence d'un « marché cognitif », où se confrontent une demande et une offre de contenus numériques. Afin de nous éclairer sur le développement de ce marché d'un genre nouveau, l'auteur nous propose un décryptage très fin des mécanismes cérébraux mobilisés par l'offre permanente de contenus.

Hanté par la pandémie du Covid-19 qui a servi d'accélérateur au développement du marché cognitif, l'essai de Gérald Bronner revient sur ce monde à l'arrêt, dont le temps de connexion à différents contenus numériques (et notamment aux réseaux sociaux) a augmenté de manière exponentielle.

« Apocalypse cognitive » prend le temps d'analyser son sujet, de situer les enjeux, de tenter de comprendre les mécanismes en jeu. Et pourtant. L'essai publié en 2021 est déjà daté, sans que cela soit imputable à son auteur, qui ne pouvait prévoir l'émergence d'une Intelligence Artificielle capable de générer des contenus (livres, chansons, peintures, etc.). Si ce phénomène vient modifier le fonctionnement du marché cognitif tel que l'auteur l'envisage, il accroît surtout la pertinence des questions existentielles abordées par l'essai.

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L'auteur se montre facétieux lorsqu'il nous dévoile à la page 190 le véritable sens du titre de son ouvrage qui emprunte à l'Apocalypse selon Saint Jean. le titre peut ainsi de prime abord se comprendre comme « catastrophe cognitive ». En réalité, l'auteur s'appuie sur les étymologies latine et grecque d'apocalypse, qui signifient respectivement, « révélation », et « action de dévoiler une vérité auparavant cachée ».

S'il est parfois teinté d'inquiétude, le but de l'essai n'est pas de décrire la fin des temps, mais d'examiner les conséquences de la fluidification du marché cognitif, de dévoiler le dessous des cartes d'un phénomène au développement exponentiel.

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La première partie de l'ouvrage revient longuement sur la confrontation dérégulée de l'offre et de la demande du marché cognitif.

Son raisonnement s'appuie notamment sur les multiples mécanismes cérébraux qui expliquent notre pente « naturelle » à nous intéresser aux catastrophes, aux faits divers sordides, des informations qui mobilisent une forme de peur « archaïque » dévoyée. Il revient également sur appétit insatiable de nouveaux « like » sur les réseaux sociaux, permettant de sécréter la dopamine dont notre cerveau est si friand. Gérald Bronner revient ainsi en détail sur différents phénomènes documentés qui permettent d'expliquer les invariants ontologiques de la demande cognitive.

Après avoir établi la nature anthropologique de la demande, l'auteur s'intéresse à l'offre qui, selon lui, ne fait que satisfaire la demande. En bref, tout le monde prétend adorer Arte, mais préfère regarder un programme affligeant sur TF1. L'offre de qualité existe et « l'apocalypse cognitive » tient davantage à une demande paresseuse, avide de satisfaction immédiate, ou de sujets « sensationnels », pour des raisons complexes qui tiennent notamment à la nature même de notre fonctionnement cérébral.

On comprend que l'auteur n'est pas un adepte de la coercition et croit aux vertus du libre-échange même lorsque celui-ci concerne notre temps de cerveau « disponible ». Une position discutable qui est néanmoins défendue avec un certain brio.

Il me semble que l'auteur se trompe lorsqu'il ne voit nulle malveillance dans l'offre cognitive qui sature le marché, que TikTok (par exemple) est volontairement conçu pour abêtir les jeunes générations occidentales (en utilisant les mécanismes décrits par Bronner), et que l'addiction aux réseaux sociaux des plus jeunes doit être combattue, y compris par la coercition.

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L'auteur consacre un long développement à combattre la théorie de « l'homme dénaturé », élaborée par de nombreux esprits critiques qui considèrent que l'offre du marché cognitif est volontairement dessinée pour asservir les esprits, destinés à être dévorés par l'ogre capitaliste.

Il cite l'un des tenants de cette théorie, Jonathan Heller :
« Les mass-médias sont une usine déterritorialisée, dans laquelle les spectateurs se fabriquent eux-mêmes de façon à correspondre aux protocoles libidinaux, politiques, temporels, corporels et, bien entendu, idéologiques, d'un capitalisme en voie d'intensification croissante. »

La théorie de l'homme dénaturé implique une logique implicite d'intentionnalité, dans laquelle « les groupes dominants cherchent délibérément à asservir les foules ». Une thèse que défendait déjà Gramsci, pour qui les médias sont au service d'une bourgeoisie cherchant à asseoir sa domination sur la société.

Pour l'auteur, cette analyse refuse d'admettre le caractère anthropologique et donc inéluctable de nos pulsions, qui doivent certes être encadrées, mais qui déterminent la demande parfois peu glorieuse (sexe, sensationnalisme) du marché cognitif. Une demande à laquelle, selon l'auteur, l'offre ne fait que s'adapter.

Si une fois encore, Bronner défend son point de vue avec un certain brio, la question de l'oeuf et de la poule laisse perplexe. Est-ce vraiment l'offre qui s'adapte comme dans de nombreux marchés « classiques » à la demande, comme le soutient l'auteur ? Ou faut-il considérer le marché cognitif comme un marché « à part » dans lequel l'offre pourrait imposer son primat sur la demande ?

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La troisième thématique abordée est celle de la désintermédiation permise par le développement des plateformes numériques qui permet aux leaders néo-populistes tel que Donald Trump de s'adresser directement à leurs électeurs sans passer par les mailles des médias classiques.

Ce nouvel avatar de la dérégulation du marché cognitif ne laisse pas d'inquiéter, en permettant à quiconque d'asséner des contre-vérités avec une assurance qui laisse coi, laissant de côté toute tentative d'argumentation analytique.

En bref, la fluidification à l'infini du marché cognitif permet de propager des « fake news » à tout-va et nous fait entrer dans l'ère de la post-vérité. Ce contact direct entre les dirigeants et le commun des mortels permis par des outils tel que X (ex-Twitter) donne l'illusion de l'avènement d'une démocratie plus « authentique ». Ce n'est hélas qu'une illusion tant cette désintermédiation se fait au détriment de l'analyse, de la prise de hauteur, en un mot de la réflexion.

L'accélération inouïe de l'afflux d'informations vient saturer l'espace médiatique, qui souffre d'une absence de hiérarchisation, au détriment de sujets complexes tels que la situation géopolitique au Moyen-Orient, et au profit de faits divers scabreux qui captent une attention cognitive souvent trop paresseuse.

S'il est difficile de donner tort à l'auteur sur ce dernier point, rappelons qu'en 1986, les médias français nous ont doctement annoncé que le nuage de Tchernobyl s'était arrêté à la frontière avec l'Allemagne. Un mensonge éhonté que la multiplication des canaux d'information rendrait aujourd'hui impossible.

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Gérald Bronner conclut en rappelant les nombreux défis auxquels nous faisons face : dérèglement climatique, épuisement de nos ressources, possibilité d'une auto-destruction massive, et plus étonnant, conquête spatiale dédiée à la recherche d'une civilisation extra-terrestre.

La hauteur de ces défis doit conduire à ne pas sous-estimer les « effets pervers de la dérégulation du marché cognitif : en fluidifiant les relations entre l'offre et la demande, elle nous abandonne à des boucles addictives profondément enracinées dans notre nature ». Autrement dit, c'est parce que notre ressource cognitive est finie « qu'il faut en faire un usage raisonnable et considérer le cambriolage attentionnel comme un fait politique. »

L'auteur revient également sur l'abolition de l'ennui, pourtant nécessaire à la rêverie, créée par la présence permanente de téléphones, tablettes ou ordinateurs. En affirmant que « toute amputation de ce temps de rêverie à explorer le possible est une perte de chances pour l'humanité », il dresse un portrait très sombre des conséquences de la fluidification infinie du marché cognitif.

« On se tromperait donc gravement sur tout ce qui précède si l'on croyait que j'approuvais, même avec la pudeur de l'implicite, des mesures liberticides pour réguler le marché cognitif ».

Tout est dit, Gérald Bronner est un libéral qui préfère « réguler » qu'interdire et craint que le remède ne soit pire que le mal.

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« Apocalypse cognitive » évoque les dangers de la dérégulation du marché cognitif avec une hauteur de vue qui force le respect. Dans cet essai foisonnant, l'auteur aborde de nombreux versants d'une montagne bien difficile à gravir. Sans jamais tomber dans un catastrophisme racoleur, il dresse tout de même un panorama très inquiétant des conséquences de ce nouveau paradigme d'un monde virtuel qui prend une ampleur sans cesse grandissante dans nos vies, et mobilise, pour le meilleur et, hélas le plus souvent pour le pire, notre précieux temps de cerveau disponible.

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Deux remarques pour conclure.

La première concerne l'obsession de l'auteur pour le plafond de Fermi (plafond civilisationnel permettant d'accéder à la rencontre de civilisations extra-terrestres) qu'il développe dans sa conclusion. À supposer que ces civilisations existent, je ne sache pas que les rencontrer puisse être considéré comme un enjeu majeur.

La seconde concerne le développement exponentiel de l'Intelligence Artificielle générative, qui vient fluidifier à l'infini le marché cognitif en y insérant des contenus générés par des robots. Des contenus désincarnés sans aucune valeur intrinsèque, potentiellement totalement erronés, dont la multiplication éclaire d'une lueur crépusculaire le développement à venir du marché cognitif, en privant notamment les jeunes générations du temps consacré à la réflexion personnelle, un temps bientôt aboli par un clic sur Chat GPT, un clic qui résonne comme un clap de fin, et pourrait bien redonner au titre de l'essai son sens premier d'Apocalypse.

***

Je remercie enfin sincèrement Anna@AnnaCan qui m'a permis de découvrir cet ouvrage aussi érudit que stimulant à travers sa superbe chronique que je recommande vivement.

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Voilà une lecture qui rempli bien le cerveau et qui le rempli intelligemment.

J'avais du temps de cerveau disponible et je ne l'ai pas donné à une boisson gazeuse où à une chaîne de télé qui est souvent en tête des audiences.

Oui, cet essai est copieux mais sans jamais devenir indigeste. Malgré tout, je l'ai lu sans me presser afin de tout bien digérer (et en allant vérifier des mots au dico).

L'Homme n'a jamais eu autant de temps de cerveau disponible. Mais qu'en fait-il ? le remplit-il de manière intelligente ou pas ?

Le consacre-t-on aux sacro saints écrans (et réseaux sociaux) ou à autre chose qui va nous élever ? Je vous le donne en mille, on se consacre tellement aux écrans que notre temps de sommeil a diminué.

Rassurez-vous, ceux ou celles qui ont le nez sur leurs écrans non stop ne sont pas responsables à 100%, les entreprises qui ont fait de nous leur produit savent ce qu'il faut faire pour monopoliser notre attention.

Grâce à nous, ils gagnent un pognon de dingue (mais moins que le groupe Carrefour, tout de même), pompent nos données, que nous leur avons données sans sourciller alors que nous nous hurlions si le Gouvernement nous en demande le quart de la moitié du tiers. Hors nos Gouvernements ne sont pas des entreprises…

Il serait difficile de résumer cet essai, j'aurais l'impression d'oublier des tas de trucs importants. Déjà rien qu'en écoutant son auteur en parler à "La Grande Librairie", mon cerveau avait déjà doublé de volume et j'avais été me coucher moins bête. La lecture me l'a rempli encore plus et je me dois de digérer tout ça à mon aise.

J'ai beau apprécier les lectures instructives et les études du comportement humain (qui n'hésite pas à se contredire), mais je ne voudrais pas lire ce genre d'essai tous les jours, car je pense que mes cellules grises surchaufferaient devant tant de données instructives. En fait, c'est épuisant, mentalement parlant, j'ose le dire.

Un essai qui associe la sociologie à la neurobiologie, qui parle des contradictions humaines (on veut des programmes instructifs, mais on regarde TF1), de ce que nous faisons de notre temps de cerveau disponible et qui est sans concession, car nous ne sortirons pas grandi de cette étude au scalpel.

Un essai copieux, un menu 5 étoiles, avec entrée, plat et dessert, une lecture hautement nourrissante pour mon petit cerveau et qui me donnera matière à réfléchir, car j'ai envie d'en parler autour de moi et d'expliquer aux gens pourquoi malgré notre désir de regarder ARTE, nous allons sur TF1…

PS : Étymologiquement parlant, le mot "apocalypse" n'a rien à voir avec la signification qu'on lui donne de nos jours…

Il faut lire ce livre pour le savoir ou alors, demander à Wiki…

Lien : https://thecanniballecteur.w..
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Ambitieux et pessimiste. Voilà les deux qualificatifs qu'a choisi Patrick Cohen pour présenter l'ouvrage de Gérald Bronner. Celui-ci revendique plutôt une certaine objectivité (en opposant ainsi anthropologie réaliste et naïve). Mais l'ambition est belle et bien là.


Le diable se cache dans les data

Cette ambition est à la hauteur de d'une petite révolution dans les sciences sociales : plutôt que de se baser sur du déclaratif, avec tous les biais que cela comporte, on s'appuie aussi sur des données d'audience, nettement plus précises. Elles révèlent les traits invariants de notre espèce, la face obscure de nos désirs enfouis, les bas instincts de notre nature humaine, nos obsessions pour certains thèmes : la peur, la sexualité, la conflictualité, la comparaison avec les autres… On avait coutume de dire que la télé était le reflet de la société. Ajoutez internet, les ordinateurs et smartphones et rien n'a fondamentalement changé. Dis moi ce que tu consommes sur écrans, je te dirais qui tu es. Il s'agit bien sûr d'une "caricature", du reflet déformé d'un "visage grimaçant".

Mais cette révélation anthropologique, cette apocalypse cognitive est tout de même suffisamment riche d'enseignements pour pouvoir en tirer des leçons. Des leçons et une ambition : se doter des moyens sociaux et technologiques pour optimiser le trésor attentionnel tout en préservant l'exploration encadrée des possibles. Et lutter en même temps contre les interprétations et instrumentalisations que ne manqueront pas de faire certains (misanthropes mais surtout néo-populistes et néo-rousseauistes) de ce nouveau paradigme.

C'est effectivement très ambitieux. Heureusement le livre est relativement long par rapport aux standards actuels (370 pages). L'auteur, avec pas mal de pédagogie (il est prof), prend le temps de nous expliquer toutes ces découvertes, expériences, biais cognitifs et autres statistiques. Certains chapitres sont plus légers, comme celui où il nous raconte avec talent (il est romancier) la vie de Beate Uhse qui ouvrit le premier sex-shop au monde. Revenons à nos moutons ou plutôt à nos notions. Celle qui me paraît la plus importante à comprendre ici est celle que Gérald Bronner nomme "marché cognitif" et que d'autres appellent économie de l'attention (ça doit être à peu près la même chose).


Dispositions et propositions

Le début du bouquin m'a vraiment stimulé. J'ai pensé à Auguste Comte quand Bronner fait de la "grande histoire" et montre que l'humanité est passée du pourquoi au comment, de questionnements enfantins, magiques ou utopiques à une vision plus réaliste. Avec cet "évidement ontologique" on a beaucoup gagné sur le plan matériel mais on a aussi perdu en sécurité cognitive. le monde est devenu plus complexe, plus incertain. On est parfois fatigué de se confronter à autrui. Alors la tentation est grande de se replier dans sa bulle de filtre, sa chambre d'écho Gérald Bronner appelle ça (oui il a tendance à utiliser des expressions différentes des autres, sans doute pour se démarquer).

Mais revenons à l'aspect positif de cette évolution : le temps. Et en particulier le fameux temps de cerveau disponible. c'est-à-dire le temps qu'il nous reste après le travail, les transports, les tâches domestiques et les besoins physiologiques. Ce temps représente aujourd'hui le tiers de notre temps éveillé. On a beau faire plusieurs choses en même temps comme l'a écrit Bruno Patino dans un ouvrage récent (1), ce temps n'est pas extensible à l'infini. L'offre est quant à elle de plus en plus pléthorique. Quand on est optimiste comme moi, on se dit qu'on vit un âge d'or de l'accès au contenu. Un âge où le capital-temps est libéré puis réinvestit intelligemment, entrainant un cercle vertueux de progrès et de gains de productivité.

Hélas nous ne sommes pas tous égaux en termes de self-control. Pris dans une logique de flux certains cherchent à se remplir et à se vider le plus rapidement possible quand d'autres seront capables de couper court pour retrouver le temps long. le problème c'est qu'il existe des entreprises qui ne recherchent pas la satisfaction du client mais son addiction. Tous les moyens sont bons. Même à coup de bonbons, de "friandise cognitive". Mais ça ne nourrit pas notre légitime curiosité intellectuelle, alors ça nous laisse sur notre faim. C'est l'incomplétude cognitive et c'est sans fin. C'est ce que Bronner appelle les boucles addictives (que d'autres nomment circuit de la récompense). le principe est le même : nous rendre accroc (et à cran) aux écrans, nous faire tourner en bourrique, comme des hamsters qui font du surplace ou des lapins s'enfonçant dans leur rabbit hole. Nous ne connaissons alors qu'un régime : le sur-régime.

Ce "circuit de récompense réagit positivement à la nouveauté et à l'information". Ce seeking drive (2), cette recherche frénétique, cette tendance dopaminovore pourrait conduire nos démocraties dans le mur. Surtout si nos écrans continuent de nous envahir et de nous hypnotiser (avec la réalité virtuelle pour commencer). Dans cet âge de l'excès, le risque n'est pas l'ignorance (le manque de connaissances) mais la bêtise (le trop-plein d'informations mal maîtrisées). Dans ce brouhaha informationnel, les idiots ne savent plus à quel saint se vouer. C'est là qu'intervient la crédulité utilisée par certains médias ou personnalités politiques, proposant "une éditorialisation du monde permettant de relier des faits par des récits favorisant les pentes intuitives et parfois douteuses de notre esprit." Pour remonter la pente, le sociologue mise sur la "démocratie de la connaissance" pour faire face à La démocratie des crédules. Il a raison. Nous avons des dispositions, ne perdons pas notre temps avec de médiocres propositions médiatiques.
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C'est le second ouvrage de Gérald Bronner que je lis, après Déchéance de la rationalité, et à nouveau, son essai étaye bien les enjeux, qu'il décrit et argumente pour alerter sur les enjeux et les risques d'un marché cognitifs dérégulé.
Par apocalypse, il faut entendre le sens étymologique comme l'auteur vous l'expliqueras en cours de lecture et non le sens biblique.
Les mécanismes cérébraux qui sont exploités par les outils numériques d'aujourd'hui accaparent notre attention à un point tel que l'auteur estime qu'un formidable gâchis attentionnel est à l'oeuvre et que des "armées de génies méconnus" ne seront jamais découverts, tant l'attention captée par les réseaux sociaux et autres outils numériques ou applications phagocytent notre attention.
Les crises que nous vivons, telles que la crise environnementale ou sanitaire ne peuvent être pleinement appréhendées et dépassées collectivement, aspirés par ces freins et biais cognitifs dont nous sommes les victimes.
Il en va d'un enjeu civilisationnel et de pouvoir dépasser ce plafond qu'aucune autre civilisation déchue n'avait pu dépasser par le passée.
Et seul ce dépassement là, nous permettra d'un jour espérer élargir notre horizon aux autres mondes extrasolaires.
Une très belle réflexion où la rationalité prime sur les croyances, ce qui est fort utile en ces temps de pseudos-vérités dont beaucoup s'arroge le sentiment d'avoir compris ce que les autres n'ont soi-disant pas compris. Mais quand on appréhende que désormais 90 % de l'information disponible dans ce monde date de moins de deux ans... On perçoit bien le manque de recul et la tyrannie de l'instantanéité qui est à l'oeuvre.
Je recommande cette lecture qui ne peut que faire du bien pour préserver un peu de rationalité et de hauteur de vue distanciée dans les débats actuels qui n'en sont le plus souvent pas.
Il me revient à l'esprit en fermant ce livre un extrait de Terre des hommes d'Antoine de Saint-Exupéry : "Ce qui me tourmente, ce n'est point cette misère, dans laquelle, après tout on s'installe aussi bien que dans la paresse . Des générations d'Orientaux vivent dans la crasse et s'y plaisent. Ce qui me tourmente, les soupes populaires ne le guérissent point. Ce qui me tourmente, ce ne sont ni ces creux ni ces bosses, ni cette laideur. C'est un peu, dans chacun des hommes, Mozart assassiné. " Entrait qui tendrait à montrer que les racines de ce que l'auteur dénonce, existaient déjà bien avant l'avènement du numérique.
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C'est la profonde inquiétude que je ressentais vis-à-vis des nouvelles technologies numériques qui m'a poussé à ouvrir ce livre. J'y cherchais des réponses, et ma quête fut couronnée de succès.

Je fais partie d'une génération qui a grandi entourée d'écrans, de moteurs de recherche, de vidéos YouTube et de réseaux sociaux. Malgré un certain manque de recul dû à ma courte expérience de la vie, j'ai pu constater une angoissante évolution de la société, mais surtout des individus, en profondeur. J'observais d'abord, par expérience personnelle, un phénomène d'addiction relié à ces nouvelles technologies : addiction au stimuli permanent, au divertissement gratuit, mais aussi à la reconnaissance sociale et à l'attention offert par les réseaux sociaux. Puis, progressivement, je remarquais une disparition progressive de l'ennui, de l'attente, de la longueur, de la contemplation, de la rêverie. Rares étaient les discussions épargnées par la consultation d'un smartphone ; absents étaient les instants méditatifs où l'esprit se laissait porter par le courant des pensées sans rencontrer aucune perturbation extérieure. Ces écrans gagnaient du terrain, infiltrant chaque moment de la vie, du lever au coucher, de l'activité à la passivité, des regroupements familiaux au repos solitaire.

« Au moindre temps mort : temps de transport, salle d'attente, marche dans la rue, nous jetons un coup d'oeil sur nos portables. Tandis que nos amis nous parlent, lorsque nous sommes en réunion ou plus généralement durant notre temps de travail, ces outils s'invitent sans cesse à la table de notre temps de cerveau disponible. » (p.81)

« Il est essentiel de préserver dans notre vie mentale des moments de lenteur et d'ennui. Notre créativité, qui constitue le domaine cognitif où nous surpassons non seulement toutes les autres espèces mais encore les intelligences artificielles, a besoin de pouvoir régulièrement s'extraire des cycles addictifs de plaisirs immédiats. C'est à partir de cette créativité que l'humanité a fait émerger ses plus belles oeuvres, dans le domaine artistique, technologique ou scientifique. Toute amputation de ce temps de rêverie à explorer le possible est une perte de chances pour l'humanité. » (p.339)

L'abandon de mon smartphone a été la première étape de la lutte. Substitué par un magnifique téléphone à clapet rouge écarlate, il ne me manque point du tout. La deuxième étape est la compréhension des mécanismes de la « captologie » et de ses effets sur l'individu et sur les relations sociales. C'est à cela que l'ouvrage de Gérald Bronner m'a servi.
Toutes mes intuitions anxieuses ont pu être traduites en connaissance, en chiffres et statistiques, en compte-rendu d'expériences neurologiques, en faits sociologiques. Ainsi, j'ai pu retenir certaines données alarmantes : une diminution de 23 min de sommeil entre 1986 et 2010, le temps consacré à la lecture a diminué en France de 1/3 depuis 1986, la consultation d'un smartphone est un facteur impliqué dans 1 collision mortelle sur 10… L'auteur propose aussi certains témoignages éclairants, comme celui-ci :

« En juin 2019, Tristan Harris, un ancien ingénieur de Google, a décrit en détail, devant le Sénat américain qui l'auditionnait, les tactiques cognitives utilisées par ces géants du Web pour cambrioler l'attention de nos contemporains : stimulation des réseaux dopaminergiques (par les likes, les notifications divers), enchaînement des vidéos qui, lorsqu'elles ne sont pas vues en entier , créent un sentiment d'incomplétude cognitive, incitation à faire défiler sans fin un fil d'actualité, incitations à la peur de manquer une information cruciale…. Tout est organisé pour nous faire prendre le vide ou le pas grand-chose pour un évènement. » (p.199)

Ma soif de connaissance sur ce domaine, dont l'auteur nous apprend qu'elle stimule les mêmes aires corticales que l'appétit de nourriture, était donc pour le moment satisfaite. Mais Gérald Bronner va plus loin. En fait, la thèse de son ouvrage ne porte même pas sur la dangerosité des écrans ou des nouvelles technologies : elle porte sur les données que ces dernières nous permettent d'obtenir. La problématique du livre se concentre donc sur le phénomène contemporain de l'Apocalypse cognitive.

« le monde contemporain, tel qu'il se dévoile par la dérégulation du marché cognitif, offre une révélation fondamentale – c'est-à-dire une apocalypsis – pour comprendre notre situation et ce qu'il risque de nous arriver. Cette dérégulation a pour conséquence de fluidifier sur bien des sujets la rencontre entre une offre et une demande, et ce, en particulier sur le marché cognitif. Cette coïncidence entre l'une et l'autre ne fait apparaître ni plus ni moins que les grands invariants de l'espèce. La révélation est donc celle de ce que j'appelle une anthropologie non naïve, ou, si l'on veut, réaliste. le fait que notre cerveau soit attentif à toute information égocentrée, agonistique, liée à la sexualité ou à la peur, par exemple, dessine la silhouette d'une Homo sapiens bien réel. La dérégulation du marché cognitif fait aboutir en acte ce qui n'existait que sous la forme d'une potentialité. » (p.191)

Les écrans ne sont donc pas le Mal : ils sont seulement des outils stimulants les facettes les plus archaïques et les moins vertueuses de notre humanité. Besoin d'attention, soif d'inédit, appétence pour le conflit, intérêt pour le danger, inclination pour le sexe, horreur du silence du monde et propension envers les stimuli visuels… Ces réflexes inscrits dans notre ADN sortent de leur caverne face au monde numérique et télévisuel, et les individus sont irrésistiblement attirés par l'offre exceptionnel de divertissement et d'informations permettant de combler leur temps de cerveau disponible.

Car c'est bien ça l'enjeu du monde contemporain : le temps de cerveau disponible. Celui-ci a connu une augmentation drastique depuis la baisse du temps de travail professionnel et domestique et la hausse de l'espérance de vie. Selon l'auteur, il est un trésor inestimable :

« le cerveau est l'outil le plus complexe de l'univers connu et sa plus grande disponibilité ouvre tous les possibles. En effet, c'est dans ce temps de cerveau que se trouvent potentiellement des chefs-d'oeuvre ou de grandes découvertes scientifiques. C'est cette libération qui ouvre à la contemplation intellectuelle. Elle est donc la condition nécessaire au progrès humain tel qu'on l'imaginait au cours des siècles précédents. » (p.63)

Mais son potentiel immense est gâché par du contenu audiovisuel médiocre et abrutissant. le défi de demain est donc de mieux l'investir pour rendre les individus meilleurs et se rapprocher du Bien commun.

Avant de mettre un point final à cette longue critique, je me dois d'exprimer quelques réserves. D'abord sur le projet de société de l'auteur. Beaucoup trop internationaliste et anti-nationaliste à mon goût, d'abord. Ensuite, l'auteur dit souhaiter une régulation du marché cognitif et de l'utilisation du temps de cerveau disponible en évitant absolument les mesures liberticides. Cela me parait contradictoire, la régulation, le contrôle et la censure (mesures qu'on pourrait considérer comme liberticides pour les utilisateurs) étant nécessaires pour réduire les addictions et la médiocrité culturelle. Ensuite, j'ai trouvé l'auteur parfois condescendant et/ou injuste envers certaines idéologies auxquelles il semble opposé. Ainsi, Bronner voit les idées de l'effondrement civilisationnel ou de la corruption des élites comme des « récits mortifères » irrationnels dont la caractéristique principale serait la « détestation implicite de la rationalité ». Je ne suis pas d'accord avec ce constat, considérant au contraire que ces idées méritent qu'on s'y attarde.

Cet ouvrage demeure malgré cela d'une importance capitale, et mérite une ample promotion (je ferai évidemment ma part du boulot auprès de mes proches).
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Ce n'est pas un texte facile et sa lecture a été laborieuse mais compréhensible. « Apocalypse cognitive » est un essai édifiant. Je désirais le lire car le cerveau est l'un de mes centres d'intérêt avec la communication. Il est question de temps disponible depuis que l'homme s'est redressé et marche sur deux jambes. Depuis que l'homme est descendu de son arbre et qu'il s'est sédentarisé, le cerveau s'est développé, a créé des connexions. Sa vision du monde et de la nature s'est élargie. Les sociétés ont rassemblé les individus ; et les innovations techniques, sociétales, politiques ont dispensé plus de temps libre. La réalité est que l'information a envahie la sphère publique puis la sphère privée. L'illusion de ce temps disponible a inventé de nouveaux besoins artificiels, des sortes de prothèses cognitives. L'écriture et l'alphabétisation ont accru nos capacités conceptives. Nous avons transformé notre environnement. Nous sommes attentifs à l'imprévu, à l'exploration, même si une forme de routine est sécurisante. Cette disposition nous permet d'être sensibilisées au danger.
L'auteur illustre ses expériences par exemple avec la notion d'effet cocktail. L'attention est excitée par certains termes ou expressions. Par exemple, dans une salle bondée, on reconnait son prénom lorsqu'il est prononcé par d'autres personnes dans la pièce.
L'auteur emploie l'expression « marché cognitif » pour expliquer le poids des mass-médias et du numérique dans notre sociétés contemporaines et démontre les limites de notre liberté cognitive. Une société « uniformisant et diffusant une nouvelle forme de culture d'évasion et de divertissement plutôt qu'une confrontation à la réalité ». Une société fabriquant des besoins au lieu de répondre aux demandes des individus. Pour certains chercheurs, comme Noam Chomsky, c'est le capitalisme qui a créé ce marché de dupes pour aliéner et domestiquer l'individu.
Je pense vraiment qu'il me sera nécessaire de relire plusieurs fois cet essai afin d'en extraire toutes les nuances. Je me rends compte que malgré mon indépendance et mon discernement, il m'arrive d'être cannibalisé par certains messages, certaines publicités. Sommes-nous des moutons ? Cet essai m'interroge particulièrement sur la notion d'humanité.
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L'essai de Gérald Bronner, sociologue rationaliste, défenseur des libertés individuelles plutôt
qu'attaché aux déterminismes socio-économiques nous livre un essai percutant « l'apocalypse (au
sens biblique de Saint Jean : la Révélation ) cognitive, structuré en trois parties : le plus précieux des trésors, tant de cerveaux disponibles ! , l'avenir ne dure pas si longtemps. Ces trois parties sont à mon sens d' intérêt inégal et décroissant.
Sur la forme, le style est alerte, les exemples foisonnent, les concepts principaux détaillés, les références , nombreuses voire trop copieuses sont précises et pédagogiquement efficaces. Gérald Bronner aime les chiffres, les ordres de grandeurs, il un étaye ses démonstrations en ayant recours à très large panel la fois par des citations, des paroles de chanson célèbre, des théorèmes qu'il emprunte à plusieurs sciences les dites « molles » mais aussi les « dures » dont la biologie.
La qualité et aussi le défaut du propos est son caractère polémique, tranché sans nuances mais avec de nombreux bémols marqueurs d'hésitation ce qui pourrait être constructif mais il m'a semblé que l'auteur s'interdit de ne pas pouvoir conclure ..
Ce qui est premier c'est le fonctionnement du cerveau, les neurosciences en illustrent systématiquement les différentes facettes, ce sont elles qui tiennent le haut du pavé de la charge de la preuve.
Le deuxième thème prédominant est le rôle des médias, leur révolution passée par internet et les réseaux sociaux, la dérégulation du marché cognitif contemporaine et qui révèle nos limites en tant qu' espèce, une pâle lueur de sortie des effets massifs et destructeurs de la situation actuelle tient en quelques courtes pages de conclusion, je ne la révélerai pas, personnellement elle illustre parfaitement les contradictions ou plutôt les injonctions contradictoires d'un auteur très libéral, peu enclin à considérer le collectif, sa force, au travers des possibilités de l'intelligence collective auquel il ne veut pas croire car la foi est hors du champ qui se veut très pluridisciplinaire et scientifique en un mot rationnel. Refuser l'anthropologie naïve comme il le martèle c'est bien, mais est-ce que cela suffit-il ? du coup, aucun exemple de comportement humain issu des spiritualités n'est convoqué ici. Dommage à mon sens, nous sommes rivés à une approche très « marketing » et qui emprunte beaucoup aux sciences économiques sans le dire clairement.
Gérald Bronner m'est apparu plutôt en littérateur scientifique, je n'y ai pas retrouvé à la fois l'amabilité et la profondeur d'un Michel Serres par exemple.
Par contre, en conclusion, je vous recommande fortement la lecture de cet essai est très intéressant, très brillant, passionnant et nous fait réfléchir à notre avenir sur la base d'un constat solide et qui peut être largement partagé de l'état de notre civilisation. Sera -elle sauvée par la richesse du coeur des hommes ou par des exemples intergalactiques qui tardent à nous approcher ? A suivre ..
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La réduction de la durée hebdomadaire du travail, la disponibilité immédiate des ressources de première nécessité, les progrès des transports, l'augmentation de l'espérance de vie active sont à l'origine, au moins dans nos pays, d'une libération massive du temps de cerveau disponible, « un trésor inestimable » démultiplié par l'augmentation de la population. En parallèle, la puissance des ordinateurs et le volume d'information disponible sur le Net ont bouleversé l'offre cognitive pour le meilleur — arts, sciences, information — et pour le pire — jeux programmés pour l'addiction, pornographie (plus d'un tiers des vidéos consommées sur internet), désinformation.

« Apocalypse cognitive » décrit l'invasion du temps de cerveau disponible par les écrans, et par les contenus offerts sans limites dans la main même de nos contemporains. Chez l'enfant et l'adolescent, la conséquence immédiatement mesurable est la réduction du temps de sommeil ; les données transversales montrent que la dépendance aux écrans est liée aux catégories socioculturelles, les catégories défavorisées étant les plus vulnérables ce qui est de nature à accroitre les inégalités (précisons que des études prospectives sont en cours pour en mesurer l'effet sur la performance scolaire, l'adaptation sociale et la santé mentale des jeunes adultes). À tout âge, les contenus offerts par les réseaux sociaux sont largement régis par la peur, la pensée paresseuse, le narcissisme, la soumission au circuit de récompense. La peur : notre espèce est programmée pour réagir vite et intensément à la peur — l'antique réaction d'attaque défense bien connue des physiologistes —, d'où « les embouteillages de la crainte » dans une « cacophonie cognitive » qui concerne aussi bien le gluten, les vaccins, les antennes relais que tout simplement « les autres », doublée d'une propension aux réactions de colère. La pensée paresseuse a toujours existé — que celui qui n'a jamais péché jette la première pierre — mais le Net permet de la mesurer : 59 % des personnes qui partagent des articles sur les réseaux sociaux n'ont lu que les titres et rien de leurs contenus ; en 2013, l'utilisation d'armes chimiques par Bachar el Assad contre sa propre population a attiré 1533 tweets par minute quand les Vidéo Music Awards, contemporains, en attiraient 306 100 par minute ; lors des élections de 2017, 38 % des requêtes des internautes portaient sur la vie privée des candidats contre 21 % sur leur position politique ; les internautes mentent sur leurs dons aux oeuvres et sur les émissions qu'ils regardent, etc. le narcissisme : la recherche des likes induit « une boucle sans fin de validation sociale », un partage d'opinions non vérifiées, un enfermement cognitif renforcé par les biais de confirmation que les algorithmes entretiennent. La désinformation : Bronner avait analysé le succès des contrevérités dans « La démocratie des crédules » (2014), succès massivement renforcé depuis par le populisme politique (Trump et ses 20 tweets par jour, Bolsonaro, Salvini, Grillo), et maintenant par le populisme scientifique (Raoult et sa « molécule d'opposition ») : un sondage IFOP a été mené en avril 2020 pour savoir si l'hydroxychloroquine était bel et bien efficace pour traiter la Covid-19 !

Nous sommes vulnérables à la pensée paresseuse, au mensonge ou à la démagogie cognitive pour de multiples raisons. Vérifier les sources ou dissocier corrélation et causalité demande un recul critique, une formation, un effort. Les préjugés sont puissants. La défiance vis-à-vis des experts est courante, alimentée par la présomption de paternalisme et honorée par la référence fautive à l'aphorisme de Thomas Jefferson : « la vérité se défend seule », ce qui peut être vrai à l'échelle séculaire, mais surement faux dans l'actualité. Les GAFA ont intérêt à nous maintenir dans leurs réseaux (« Lorsque tu regardes ton écran, ton écran te regarde », p 78) et partant leurs algorithmes, conçus pour renforcer nos convictions individuelles ou celles de nos suiveurs, fonctionnent comme des chambres d'écho. Enfin les réflexes de peur et les informations égocentrées stimulent nos réseaux adrénergiques d'attaque-défense et le circuit dopaminergique de récompense.
Bronner s'appuie largement sur des observations neurobiologiques, anatomiques ou comportementales, sans toujours rappeler qu'elles dérivent généralement de modèles animaux, mais c'est une approche neuve et pertinente. Sa lecture est salutaire parce qu'elle rappelle la faiblesse de nos jugements, l'indigence de nos gouts, les séductions de la paresse. Un message pessimiste qui expose à l'accusation bien contemporaine d'élitisme, même si l'auteur prend garde à toujours mentionner « nos » jugements, « nos » gouts, « notre » paresse.
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