Le manoir des sortilèges

« Elle a tort, pensa Gilles. Elle ne devrait pas sous-estimer sa folie. Un homme qui tue les enfants est capable de tout. »

Et puis il y a les fées, aussi nombreuses et à peine plus grandes que des moustiques. Dès que vous vous endormez, elles volent jusqu’à vous pour vous embrasser. En fait, chaque fois que leurs lèvres se posent sur votre peau, elles vous volent un souvenir.

Gilles s'avouait décontenancé. C'étaient là de bien curieuses occupations pour une sorcière ! Il s'était attendu à découvrir un antre noir comme l'enfer, empli de crapauds séchés, de crânes édentés, de serpents bouillis, au lieu de cela, il visitait l'atelier d'une honnête travailleuse qui n'avait pas épargné sa peine. Il n'y comprenait rien. Les accusations de magie noire pesant sur Lilith de Niel relevaient-elles de la pure calomnie ? Pourquoi pas ? Son accession au statut de châtelaine avait pu aviver la jalousie des autres bergères et fomenter une cabale.

Gilles avait beau faire, la peur s'infiltrait en lui. Les alentours lui semblaient emplis de signes néfastes : vol de corbeaux , crapauds traversant le chemin , cris lugubres des engoulevents dans le lointain.

Cette "peau de reptile" était-elle en relation étroite avec le serpent de la Genèse ? Lilith avait-elle prémédité cette ressemblance ?
"Un serpent de laine, songeait l'écuyer. Un serpent magique qui prendra vie dès que Tara aura tricoté le dernier pouce de fil, et qui nous étouffera dans ses anneaux."

Je te l'ai déjà dit, rappelle-toi, c'est plus la science des poisons que les invocations qui font la sorcière.

... J'ai côtoyé bien des seigneurs à jolie figure qui cachaient des âmes vicieuses. Tu es comme toutes les filles, tu as la tête farcie d'histoires de chevalerie, de contes courtois ! Tous ces fiers paladins ont été dressés à tuer dès l'âge de 7 ans. Ils ne savent ni lire ni faire l'amour à une femme, mais ils n'ont pas leur pareil pour fendre un cheval en deux ou décoller une tête d'un revers de lame. Tout le reste n'est que mensonge de troubadour. Il faudra bien que quelqu'un le dise un jour.

_ Nous sommes sur une terre magique, murmura la fillette. Toute cette partie de la forêt est pleine de pierres levées. On dit qu'elles marquent les tombes des dieux anciens, et qu'on les a posées sur la poitrine des géants de jadis pour les empêcher de se relever.

Toute branche ramassée aux environs du castel est rebelle à l'embrasement. Tu le constateras bientôt de tes yeux. Le pont-levis et la grande porte sont protégés par le même maléfice; Quand on a essayé d'y bouter le feu, à la mort de la sorcière, les torches qu'on avaient amenées tout allumées de la vallée se sont éteintes avant même d'avoir pu en noircir les planches. C'est pour cette raison que le manoir n'a pas été incendié.

_ Je ne sais pas, avoua le prieur en se ressaisissant. Les observateurs que j'ai envoyés là-bas prétendent que ces animaux (les moutons) n'ont peur de rien, et surtout pas des chiens de troupeau. Ils les mordent, les piétinent. On m'a rapporté qu'ils auraient poussé plusieurs begers dans le vide, du haut des falaises. Ils n'obéissent à personne. Depuis que l'enchanteresse est morte, ils font régner la terreur à travers la campagne. Les paysans n'osent plus s'approcher du château qui a été laissé à l'abandon.