Sigrid et les mondes perdus, Tome 4 : Les mangeurs de murailles

.. Nous sommes commandés par des machines ! Tu m'entends, Sigrid ? Par des cerveaux électroniques démodés, aux réponses de plus en plus lentes, figés dans des programmes d'un autre âge, et totalement incapables de s'adapter aux situations nouvelles !
_ Mais pourquoi ?
_ Parce qu'à une époque on a cru que les machines, qui ne connaissaient ni la haine ni la volonté de puissance, constitueraient la meilleure forme de gouvernement pour la cité. Pas de passions, pas de guerre. Telle était l'équation. On appelait ça le dispositif anti-tyran,

.. Mon père a découvert le moyen de développer certains insectes, de les faire muter de manière qu'ils attaquent le béton ! C'est ainsi que sont nés les mangeurs de murailles.
_ Mais pourquoi ?
_ Pour rompre l'isolement, bien sûr ! Pour en finir avec le système des compartiments, du cloisonnement ! Tu n'en as pas assez de vivre dans une prison, dans une cellule ? Entre quatre murs ? Dans un premier temps, leur objectif était d'établir le contact entre plusieurs unités situées au même étage. Les termites en forant leur tunnel ouvriraient des routes, des circuits de communication. Dans l'esprit de mes parents,les gens allaient se découvrir, fraterniser, s'unir.

Ce curieux porte-à-porte avait rapidement amené Sigrid à vérifier le bien-fondé de ses théories. Partout, en effet, elle se heurtait à des manifestations témoignant de la survie du bois après découpe et assemblage. Les pieds des chaises continuaient à pousser, élevant les sièges au-dessus du sol à une hauteur anormale qui les rendaient bientôt impropres à l'utilisation. La sève, jouant le rôle d'un cicatrisant, soudait les tiroirs des commodes ou des bahuts, refermant systématiquement les plaies ouvertes à la scie. Des meubles bien poncés perdaient peu à peu leurs formes pour se couvrir d'écorce ou se ramifier en racine, en branches couvertes de feuilles vertes !

_ De la viande artificielle, annonça l'enfant, des protoplasmes de synthèse. On prend une cellule de bœuf et on la force à se reproduire par prolifération accélérée. Avec dix centimètres carrés de chair initiale, on peut nourrir ainsi toute une population.
Une odeur fade montait des bacs. Sigrid se pencha, examinant la boule informe et palpitante. Il lui semblait voir les cellules se scinder à toute vitesse, se multiplier, grouiller, s'amalgamer les unes aux autres sans but précis, sans architecture, et elle se sentit gagnée par la nausée.
En théorie, le procédé permet de vaincre la famine, reprit Pumpkin à voix basse. Il suffit de quelques échantillons de tissus animaux conservés par congélation pour alimenter une ville entière pendant des siècles. En réalité les choses sont moins roses, car plus les cellules prolifèrent, plus elles perdent leur pouvoir nutritionnel. O n peut ainsi obtenir des biftecks de trois ou quatre cents kilos mais leur apport calorifique est voisin de zéro, ce qui revient à fabriquer du vent. On stoppe généralement la croissance du bourgeon à cent cinquante kilos, mais certains producteurs trichent pour gagner de l'argent et jettent sur le marché une viande anémiée. Il a fallu instaurer des contrôles sévères.

Le fauve frissonna de nouveau, en proie à une forte fièvre. La chaleur qui se dégageait de sa peau avait noirci sa fourrure, et les poils de sa crinière grésillaient comme s'ils étaient sur le point de s'enflammer.
"Il va prendre feu, constata la jeune fille. C'est à se demander comment il tient encore debout."
Brusquement, la bête se convulsa sous l'effet d'un spasme terrifiant. D'abord, elle parut se replier à la façon d'un accordéon puis elle partit d'un formidable éternuement qui résonna avec l'ampleur d'un coup de canon. Dans la seconde qui suivit, tous les os de son squelette jaillirent par sa gueule en un effroyable pêle-mêle, telles les pièces d'un jeu de construction.

La plongée dans l’abîme de la ville-cube leur parut interminable. Les jeunes gens avaient tous deux l’impression d'être en train de tomber au centre de la planète, en un point si éloigné qu'il leur serait impossible d'en remonter.

Sigrid fit quelques pas, épousseta d'autres cartons. Des mots sans signification défilèrent sous ses yeux : Orang-outan... La plupart n'évoquaient rien, d'autres la renvoyaient à de vagues souvenirs de lecture. Quand elle avait quitté la planète Terre, à l'âge de dix ans, il ne restait déjà pratiquement plus d'animaux vivants. La pollution les avait presque tous exterminés.

_ Je croyais qu'il s'agissait de légendes, fit Pumpkin un peu perplexe, tu dis qu'ils sont vivants ?

_ Chaque logement est une sorte de petit pays, ânonnait Livia, mais comme ses habitants n'ont pour horizon que ses quatre murs, il ne peut être question pour eux d'aller porter la guerre chez leurs voisins ou d'envier le territoire d'un autre clan. L'étanchéité est la condition même de la paix, et l'interdiction de circuler sa garantie suprême...