Manfried et Hegel Grossbart. Quel duo détonnant ! Deux malades !
Un phrasé captivant pour coucher une scène d'introduction macabre. Un massacre pour asseoir la détermination de jumeaux froids et redoutables au cas où une main inconsciente se lèverait pour les arrêter au fil de leur épopée. Ils veulent juste atteindre la « Gypte » comme ils affectionnent de le répéter. Quitter le Saint-Empire de la nation germanique en 1364, pour joindre l'autre côté de la méditerranée, la terre des tombeaux égyptiens où la fortune leur sourira, à eux, les audacieux. Même s'ils surveillent leurs arrières avec des tours de garde obligatoires chaque nuit parce qu'ils sont traqués. Attention, ils ne fuient pas. Nuance ! Ils quittent leur pays pour poursuivre un rêve.
Ces gaillards bourrus et vulgaires palabrent à propos de choses et d'autres comme si rien ne les perturbait. Citons par exemple leur croyance, leur dévotion passionnée envers Marie, la Sainte Vierge. Vous remarquerez, non sans plaisir, que leur lucidité se réduit à une théologie simplifiée, celle-ci est une part majeure de leur condition en plus de leur agilité et leur efficacité au combat : la vierge les soutient, car ils sont des durs, elle a fait de Jésus une « choupette » pour se venger du seigneur qui a forcé le passage… Il y a aussi cette hilarante image qui dit qu'un cannibale est un hérétique, car il mange les autres et non le corps du christ à l'église… Cela démontre la limite intellectuelle des sosies. Mais ils sont frères inséparables, ils ne font rien de mal, sauf si on les empêche d'atteindre leur but. Ils tuent et ils pillent. Que faire d'autre au Moyen Âge ? Il n'y avait pas internet à ce moment-là. Ils auraient pu s'adonner au combat sur le célèbre jeu « world of warcraft » et épargner des vies...
Voici donc les aventures de deux âmes brouillées façonnées à l'image du père et du grand-père pilleurs de tombes, d'une mère alcoolique haineuse et violente. Vous l'aurez deviné, les mots clés de leur éducation sont meurtre de masse, faim, soif, rejet et débrouillardise. Une fine équipe, un double corsé… Ils n'ont rien dès le départ et se servent au besoin. Peu importe l'avis du propriétaire du bien qui n'a d'autres choix que de se soumettre ou finir sa vie sur le champ. La bourse ou la vie, direz-vous. Oh non, c'est bien trop facile. C'est pire que cela. Il n'y a pas de choix possible. Ils improvisent au fil de la traversée des montagnes, de la mer. Ils sont naïfs… D'ailleurs, c'est à se demander s'ils arriveront au bout de leur périple à ce rythme, avec un tel niveau de préparation, sur un chemin tellement incertain.
Des surprises ? Oh que oui les surprises existent. Que diable, il y en aura à foison. de quoi effrayer les plus aguerris. Elles embellissent le récit fantastique... Ils rencontrent une « manticore » (espèce d'homme guépard), une sorcière qui les déstabilise un instant, une autre femme silencieuse et magnifique dans un chariot, un moine, des homoncules (créatures immondes)...
Des contes et des légendes s'entrecroisent. Une époque horrible et féroce où ce qui est bon n'appartient pas à l'histoire, où ce qui est « Saint » ne suffit pas. Félicité soit qui mal y pense… dans un Saint-Empire, quel paradoxe amusant. Il n'y a absolument rien de sain, ni de « Saint » à part la vierge dans ce périple. Une manière de tourner au ridicule l'inquisition.
L'auteur a réussi son pari quand il affirme : « Je voulais toutefois bouleverser certaines conventions du fantastique “mainstream” (= tendance, grand public, courant principal), si bien que le résultat aura peut-être ses partisans et ses détracteurs, finalement. Ce que j'aime le plus dans le fantastique, l'horreur, l'aventure et la fiction historique est souvent l'inverse de ce qui est populaire dans ces genres, et ce roman le reflète sans doute. »
Concernant le « mainstream » que l'auteur défend, c'est peut-être vrai si l'ouvrage est comparé à de la bit-lit qui cartonne depuis « Twilight ». Par contre, comparé à un « Salem » de SK ou la trilogie «
Manitou » de
G. Masterton qui criait déjà présent dans le domaine en 1975, l'affirmation est moins vraie pour la nouveauté.
Jesse Bullington est du même gabarit de toute façon. La différence perspicace dans son approche, c'est ce mélange apporté à l'époque du Moyen-Âge. Là, c'est fort, il pioche dans le thriller historique habituel et très documenté (difficulté principale), il y ajoute les contes et légendes fantastiques qui ne seront plus que des histoires de coin-de-feu, mais des récits avérés et d'une noirceur imbattable.
Pour l'intrigue, c'est un périple classique avec quelques obstacles. L'avantage, c'est d'abord l'enrobage de cet univers démoniaque dans un milieu déjà hostile à la base, et c'est aussi la consistance de la relation entre les deux frères. Leur langage proche du bourrin, amusant et d'époque. Râler en langage moyenâgeux offre quelques pépites (pensez « Les visiteurs », le film culte de
Jean-Marie Poiré en 1993). La conclusion est, pour qui a bien suivi, inévitable et de ce fait prévisible. Rien d'alarmant et sans répercutions sur l'intégralité du travail.
La triste histoire des frères Grossbart, est triste, oui, mais pas à l'eau de rose où par compassion on tendrait le mouchoir aux frangins.
Très intéressante, belle approche, c'est du fantastique. Laissez-vous guider par l'imagination débordante de Mr Bullington, par sa mise en scène de légendes dans une époque tristement célèbre. le style précis et glauque de l'oeuvre est une réussite dans le genre, les 4 pages de bibliographie sont impressionnantes et a donné une sacrée histoire qui respecte l'atmosphère que suscite l'époque ainsi que ses us et ses coutumes. le dernier 1/3 du livre semble précipité par rapport à l'intensité de la progression qui le précède. Jesse B lance du solide et malgré une scène d'apothéose obligatoire sur la fin — bien que le lecteur ne s'attende évidemment pas à une conclusion romantique — un sentiment d'inachevé persiste. le lecteur attend tel un fan de NFL (National Football League) que le « running backs » traverse le terrain en courant le ballon ovale sous le bras et plonge sur la goal line (ligne de but) pour marquer le point ; un tuchdown spectaculaire sous les acclamations d'un stade noir de monde en furie. Mais, bien que Jesse B ait parcouru une grosse partie de la surface de mots sans faille ; essoufflé sur la fin, il s'est contenté de ralentir sa course devant un public excité qui s'étonne de le voir marcher les derniers mètres pour juste déposer la balle.
Un public qui aurait aimé être surpris, ou étonné par un dénouement plus extraordinaire ne regrettera toutefois pas le billet dépensé. Car finalement c'est un livre des éditions Éclipse qui marque, tout de même, un beau point.