La modification est le premier livre que je lis de
Michel Butor , auteur phare du Nouveau roman, et c'est une vraie découverte.
Tout d'abord, ce livre est écrit à la deuxième personne du pluriel. Cela désarçonne légèrement au début du roman, introduit une certaine distance, interroge sur qui parle, mais très vite l'effet s'estompe et ne gêne en rien la lecture.
Indépendamment de cet effet de style, il m'a fallu un certain temps pour bien entrer dans le livre.
Au départ, la situation paraît simple et les descriptions des détails du voyage en train qu'entreprend Léon Delmont pour rejoindre sa maîtresse Cécile à Rome bien stériles, mais progressivement nous sommes happés par le tangage du train, ses mouvements de balancier, et l'histoire s'avère beaucoup plus complexe que prévu, car il ne s'agit pas d'un simple aller Paris-Rome, des trajets se superposant, dans un sens et dans l'autre, les trains se croisant quelque fois. Léon, dont le travail dans le commerce de machines à écrire italiennes le conduit régulièrement au siège de l'entreprise à Rome, voyage souvent seul dans les trains de nuit qui relient les deux capitales, mais il est parfois accompagné de Cécile, ou d'Henriette sa femme, car nous apprenons qu'il y a fait son voyage de noces.
Léon prend quelques jours de congés, incognito, afin d'annoncer à Cécile qu'il a décidé, bien qu'on puisse s'interroger sur le terme de décision, de quitter Henriette, de vivre avec elle, et de la faire venir à Paris, où il lui a trouvé un travail et une possibilité de logement. Notons au passage, la dépendance des femmes à l'égard du personnage principal.
Voilà pour l'intrigue, bien mince au demeurant.
Et pourtant, pendant le temps du périple entre Paris et Rome, une tempête se lève sous le crâne de Léon, et ce qui lui paraissait parfaitement limpide au moment de monter dans le train, ne le sera plus à l'arrivée à la gare de Termini, d'où le titre
La modification.
Butor procède à une analyse minutieuse du sentiment amoureux, de ses composantes internes et externes, de son évolution en fonction du contexte.
Le tour de force de
Michel Butor est de venir enchâsser la trajectoire de son histoire d'amour dans le voyage en train, sorte d'espace-temps, qui prend lui-même, de par son traitement formel, une dimension cosmique et poétique. Nous sommes encapsulés dans le compartiment où des voyageurs mutiques entrent et sortent, se lèvent pour fumer une cigarette, se renouvellent au gré du trajet. Léon projette sur eux ses rêveries, ses fantasmes, les affuble de prénoms inventés. Les corps sont en mouvement, suivant les soubresauts du wagon, dans un jeu de lumières et de reflets traversant les vitres. Les gares défilent vers l'Italie, puis en sens inverse. Des éléments quasi surnaturels surgissent comme la grille métallique du chauffage au sol dont les composants se déforment progressivement. Bientôt les rêves et les cauchemars de Léon viennent percuter la réalité et perturber la fin du parcours.
Une pointe de nostalgie vient agrémenter la lecture, à l'évocation des voitures de chemin de fer de cette époque, les filets sur lesquels on suspendait les bagages, les photos de sites touristiques en noir et blanc au dessus des sièges, "e pericoloso sporgesi"...
Enfin, je citerais l'un des "personnages" principaux du roman, la ville de Rome, sublimée, idéalisée, que Léon sillonne en long, en large, en visitant tous les sites, les églises, monuments, temples, fontaines, nourrissant à son égard une fascination, la comparant et la mettant en parallèle avec Paris.
Des zigzags dans le temps et l'espace, des circonvolutions dans les strates de la mémoire et de l'Histoire, un roman, déconcertant, subtil, à la composition sophistiquée.