Abandon, tome 2 : Les enfers

Entretenir des relations de bon voisinage avec la divinité mortuaire locale faisait partie des nombreuses attributions du gardien de cimetière.

John, je suis vraiment désolée pour ce que j’ai balancé tout à l’heure, avais-je dit pour essayer de me faire pardonner. (Et j’étais sincère.) Mais avoue qu’il n’y a pas une seule personne au monde – une personne sensée, du moins – qui voudrait s’enterrer ici pour l’éternité. Pas si elle avait la plus petite chance de pouvoir l’éviter.
— Eh bien, tu vois, Pierce, c’est ça la différence entre nous, m’avait-il rétorqué, d’un air dégagé. (Il avait beau faire celui qui s’en fichait, cette douleur, dans ses prunelles, ne m’avait pas échappé et ce n’était pas en jouant les cyniques qu’il réussirait à la cacher.) J’aurais bien voulu passer l’éternité ici, moi, si c’était pour la partager avec toi. Et, même si, je suppose, ça fait de moi un... « insensé », il semble que ce soit le moins « sensé » de nous deux qui doive l’emporter. Parce que, tu vois, mon vœu est exaucé. Alors je te conseille vivement de te faire à cette idée, Pierce, parce que tu vas devoir apprendre à vivre avec. Et avec moi.
La seconde d’après, il me lâchait la main et, exactement comme dans mon rêve, disparaissait.
C’était à ce moment-là que je m’étais jetée en larmes sur le divan.
Oh ! C’était nul de pleurer, je le savais. J’avais horreur de ça. Et puis ça n’arrangeait jamais rien.
Mais c’était plus fort que moi. Bon, j’avais des excuses : à cause de mystérieuses créatures appelées « Furies », j’étais apparemment incapable d’empêcher de parfaits innocents, comme Jade, de devoir souffrir aux mains de véritables monstres comme ma grand-mère. Sans compter qu’à cause d’autres mystérieuses créatures appelées « Parques », j’allais vraisemblablement être obligée de passer l’éternité dans le Monde des Ténèbres, juste parce que j’avais mangé des gaufres.
Des gaufres !

Je me suis sentie rougir. Et pas seulement parce que, pendant ce temps, son doigt s’était égaré un peu trop près de mon décolleté – à croire qu’il cherchait à toucher mon cœur comme, de son autre main, il me faisait toucher le sien…

Il n’a pas fallu longtemps avant que les comètes ne fassent leur réapparition, sauf que, là, les étoiles filantes s’étaient muées en galaxies entières, des constellations de soleils flamboyants et de planètes en expansion, qui semblaient se dilater, se dilater jusqu’à l’explosion finale, nous inondant d’une pluie d’étoiles, de lunes et d’infini.

Quand il m’a attrapé la main, je n’ai pas cherché à résister. Je ne voyais même pas comment il pourrait repérer la minuscule éraflure. D’autant qu’il faisait de plus en plus sombre. Les lampadaires s’étaient bien allumés à chaque bout de la rue, mais leur halo jaunâtre ne parvenait pas jusqu’à nous.
Il l’a pourtant immédiatement trouvée. Il a alors passé son pouce dessus. À peine l’avait-il effleurée qu’une étrange chaleur m’envahissait. Rien à voir avec cette moiteur oppressante due à l’humidité ambiante, non. C’était un petit picotement plutôt, une sorte de vibration qui a commencé dans ma paume pour me remonter lentement le long du bras. La blessure n’a pas disparu. La douleur, si. Ça m’a soufflée.
— Mais... comment tu as fait ?
— Je te l’ai dit cent fois, a-t-il soupiré, avant de porter ma main à ses lèvres pour y déposer un baiser. Les avantages du métier. Il y a certaines compensations à faire ce job, tu sais ?
La vibration s’est encore accentuée. Mais c’était d’un tout autre genre de magie qu’il s’agissait... Ses lèvres me faisaient toujours cet effet.
— Et si on s’enfuyait ?
Mon cœur cognait fort, maintenant. Quant à savoir si c’était parce qu’il m’avait touchée, parce qu’il y avait de l’électricité dans l’air avec tous ces gros nuages d’orage, ou à cause de la musique latino, je n’en avais pas la moindre idée. Ç’aurait tout aussi bien pu être cette peur qui me vrillait le ventre : depuis que j’avais revu ma grand-mère, j’étais passée en mode alerte maximale.
— Et si on s’enfuyait ? a-t-il répété. (Ça le faisait doucement rigoler, apparemment). Et pour aller où, exactement ?

Bientôt, j’ai senti le frôlement de ses doigts… Il me touchait en des endroits insoupçonnés, là où jamais personne ne m’avait touchée. Chaque effleurement me laissait les nerfs à vif, aussi crépitants que sous la caresse d’une comète qui se serait posée sur ma peau, la pailletant d’infimes étoiles scintillantes, telle une galaxie qui vient de naître.