Placer ses pieds sur le rebord, vraiment tout au bord, regarder l'eau en bas, mais pas trop, sinon on prend le risque d'hésiter, sentir un vent froid passer sur notre peau, subir le regard des autres, qui n'ont pas osé sauter mais qui attendent avec un air de défi, ne plus réfléchir du tout, fermer les yeux, et sauter.
Avec
Giulia Caminito, la réception ne se fait pas dans une fraiche eau claire de rivière, ni dans une eau turquoise de Méditerranée, mais une eau sombre, amère qui laisse sur la peau une odeur de rouille et dans la bouche le goût du sang.
Nous ne nageons pas en eaux vives, délicieusement vivifiantes, mais dans une eau opaque, qui colle à la peau et reste même après avoir séché, comme la misère sociale dont ni les études, ni les quantités de connaissances ingurgitées, ne suffisent à nous extraire.
Gaia, la narratrice est féroce, aussi froide que sa mère, peut-être plus égoïste encore et plus violente. Antonia, la jeune mère de famille, est rêche et froide oui, mais elle n'a pas le choix, elle ne peut s'autoriser aucune sensiblerie, tout son être est tendu vers la nécessité absolue de sortir ses enfants de la misère, de les pousser aussi haut que possible, à bout de bras, à bout de forces, et tant pis s'ils atterrissent loin d'elle, l'important est qu'ils se sortent de la fange collante dans laquelle ils sont nés.
Gaia hérite forcément de cette inaptitude à la tendresse – comment pourrait-il en être autrement lorsque l'on n'a jamais connu la douceur d'une caresse ? Alors, en grandissant, elle décide elle aussi d'attaquer, elle va mordre, se battre, au sens propre, pour ne plus jamais jamais être victime des autres, ne plus jamais subir l'image de son origine sociale.
Ses amitiés sont calculées, ses relations amoureuses sont stratégiques, décidées sans amour, sans passion, comme de simples moyens de parvenir à son objectif, pour prouver à Antonia qu'elle ne sera ni comme son grand-frère, ni comme son père ni comme les jumeaux.
Oui, dans la famille Colombo, les moteurs ce sont les femmes, les rousses, Antonia en première ligne, puis Gaia, même si contrairement à sa mère, celle-ci ne se préoccupe pas vraiment du bien-être familial et agit pour elle, uniquement pour elle et pour prouver aux autres qu'elle peut y arriver.
Les hommes dans ce roman sont des vecteurs ou des accessoires, aucun ne possède la volonté furieuse d'Antonia et Gaia, cette force qui fait flamber leurs chevelures rousses.
Et lorsque le feu retombe parfois, alors il y a les amitiés péniblement tissées, les destins poignants de Carlotta, Agata et Iris, sublime Iris, la seule dont la beauté et la gentillesse parviendront vraiment à toucher Gaia, la seule qui trouvera la voie de la complicité, de la douceur.
Mais on ne se défait pas de l'amertume du lac, on ne peut se débarrasser comme ça, en un été, de l'eau poisseuse dans laquelle on s'est consciemment immergé, ce goût amer qui revient malgré nous pour tout gâcher, même les plus belles amitiés.
L'eau du lac submerge tous les efforts, tous les sacrifices. Ni les études brillantes, ni les centaines de livres lus, la réussite scolaire, pas plus que la plus belle des amitiés ou la solidarité sans faille de sa famille, ne parviennent à effacer le goût amer qui colle à la peau de Gaia.
Malgré son courage et sa ténacité, malgré son parcours, malgré sa mère et son frère, malgré Iris, si belle Iris, pour Gaia, l'eau du lac ne sera jamais douce.