Ca fait déjà trois jours que Drusilla est morte, et pourtant Caligula reste introuvable. Si certains pensent déjà à le remplacer (les candidats au poste d’empereur ne manquent pas), d’autres plaident en sa faveur : la douleur n’est pas éternelle, il s’en remettra.
Lorsqu’il revient finalement, force est de constater que la mort de celle qu’il aimait l’a profondément bouleversé, comme si une vague de misère l’avait submergé : « Ce monde, tel qu’il est fait, n’est pas supportable. J’ai donc besoin de la lune, ou du bonheur, ou de l’immortalité, de quelque chose qui soit dément peut-être, mais qui ne soit pas de ce monde. » Caligula fait son deuil ; les réflexions sur la vie et le bonheur le préoccupent plus que la politique et les réalités du royaume, à tel point qu’une phrase de l’intendant lui rappelant qu’il doit traiter quelques questions concernant le Trésor Public suffit à le rendre hystérique : bien-sûr, le Trésor, c’est capital ! C’est d’ailleurs tellement important qu’il décide immédiatement de bouleverser l’économie politique.
Trois ans plus tard, Caligula n’est plus empereur mais dictateur. Le héros est tyrannique. Les hommes sont assassinés sans raison, l’horreur et l’absurde gouvernent le pays.
C’est selon moi impossible de ne pas faire le rapprochement entre le sujet de la pièce et l’époque à laquelle elle a été écrite. Camus a en effet commencé à écrire Caligula en 1938 – 1939 et l’a publiée en 1944, en plein pendant la seconde guerre mondiale et les totalitarismes. C’est donc impossible de lire la pièce sans penser à l’actualité politique de l’époque.
Ce qui est toutefois original et déconcertant dans cette œuvre, c’est l’humanité de Caligula. En ouvrant la pièce sur la mort de Drusilla et le deuil que doit faire l’empereur, c’est comme s’il justifiait sa tyrannie et lui accordait des « circonstances atténuantes ». Au lieu de considérer le dictateur comme un fou, Camus choisit en effet de décrire et de mettre en valeur son caractère humain. La mort de l’être aimé est une épreuve à laquelle nous pouvons tous être confrontés, c’est donc très facile de s’identifier à lui, de le comprendre et d’éprouver de la compassion à son égard. Nous ne sommes pas face à un dictateur inhumain obsédé par son ambition politique, au contraire le personnage de Caligula semble être un homme avant d’être un dictateur.
Le premier acte de la pièce est en cela capital, puisqu’il oriente le jugement du lecteur sur le héros et les événements à suivre. Si ce premier acte n’était pas présent, Camus se serait contenté de décrire un régime dictatorial et un empereur cruel ; il aurait ainsi provoqué chez le lecteur des sentiments de haine, de dégoût et d’incompréhension, alors qu’en justifiant son comportement par la mort d’un être cher, c’est l’humanité, la compréhension et l’indulgence du lecteur qu’il appelle en quelque sorte. Les trois actes suivant ont lieu « trois ans plus tard », alors que le régime dictatorial est à son apogée.
Mais si Caligula se révèle aussi cruel, c’est surtout parce qu’il se sent incompris et qu’il ne parvient pas à concilier son statut d’Empereur avec ses inquiétudes d’être humain « lambda ».
Alors que Caligula voudrait prendre le temps de faire son deuil, qu’il se demande comment être heureux et quel sens donner à sa vie, il est rattrapé par des obligations professionnelles inhérentes à son titre d’empereur. Son statut d’empereur l’empêche de s’épanouir en tant qu’homme et le contraint à se concentrer sur « les finances, la moralité publique, la politique extérieure, l’approvisionnement de l’armée et les lois agraires ».
Chacun d’entre nous pourrait prendre le temps de se reconstruire, de s’interroger sur sa conception de la vie et du bonheur, mais Caligula ne le peut pas puisqu’il est Empereur. Son amertume et son comportement cruel semblent ainsi venir du fait qu’il lui est impossible d’agir et de se comporter en homme « simple ». Se sentant seul, malheureux et incompris, Caligula bascule alors dans le domaine de l’absurde : puisqu’il ne peut pas être un homme, il ne sera alors que Empereur et s’accomplira dans son rôle d’Empereur poussé à son paroxysme.
Le thème abordé dans cette pièce est très sombre, mais son ton est pourtant très drôle. Comme tous les dictateurs, Caligula est un personnage très charismatique. C’en est même assez troublant, puisqu’il est peint comme un homme léger, drôle, enjoué, « plein d’esprit »… C’est un séducteur, en somme, de telle sorte que le lecteur est souvent tenté d’oublier la cruauté et l’injustice dont il fait preuve pour ne voir que le comique de la situation. Comme les peuples étaient séduits et aveuglés par leur dictateur, le lecteur est captivé et charmé par Caligula.
En tant que lecteur, on trouve au final des excuses à Caligula : « l’intendant pouvait bien attendre quelques heures voire quelques jours avant de lui parler des questions financières »,… Certes, l’intendant n’a sûrement pas fait preuve de délicatesse ni de compassion, mais cela ne justifie en rien le comportement de Caligula : il n’en n’est pas moins un meurtrier et un dictateur tyrannique... !
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