A Oran comme ailleurs, faute de temps et de réflexion, on est bien obligé de s 'aimer sans le savoir .
Le soleil de la peste éteignait toutes les couleurs et faisait fuir toute joie.
Mais vos victoires seront toujours provisoires, voilà tout. Rieux parut s'assombrir. – Toujours, je le sais. Ce n'est pas une raison pour cesser de lutter.
C’était encore heureux qu’il y eût la fatigue. Si Rieux avait été plus frais, cette odeur de mort partout répandue eût pu le rendre sentimental. Mais quand on n’a dormi que quatre heures, on n’est pas sentimental.
La fatigue aidant il s'était laissé aller,il s'était tu de plus en plus et il n'avait pas soutenu sa jeune femme dans l'idée qu'elle était aimée. Un homme qui travaille, la pauvreté, l'avenir lentement fermé, le silence des soirs autour de la table, il n'y a pas de place pour la passion dans un tel univers
Ils savaient maintenant que s'il est une chose qu'on puisse espérer toujours et obtenir quelquefois, c'est la tendresse humaine.
Les médecins se consultèrent, et Richard finit par dire :
-Il faut donc que nous prenions la responsabilité d'agir comme si la maladie était une peste.
La formule fut chaleureusement approuvée.
- C'est aussi votre avis, mon cher confrère ? demanda Richard.
- La formule m'est indifférente, dit Rieux.
Disons seulement que nous ne devons pas agir comme si la moitié de la ville ne risquait pas d'être tuée, car alors elle le serait.
Au milieu de l'agacement général, Rieux partit.
(p.65)
Quand une guerre éclate, les gens disent : « Ça ne durera pas, c'est trop bête. » Et sans doute une guerre est certainement trop bête, mais cela ne l'empêche pas de durer. La bêtise insiste toujours, on s'en apercevrait si l'on ne pensait pas toujours à soi.
C'est que rien n'est moins spectaculaire qu'un fléau et, par leur durée même, les grands malheurs sont monotones.
(p.209)
Au plus grave de la maladie, on ne vit qu'un cas où les sentiments humains furent plus forts que la peur d'une mort torturée. (...) Il s'agissait seulement du vieux docteur Castel et de sa femme, mariés depuis de nombreuses années. Mme.Castel,quelques jours avant l'épidémie, s'était rendue dans une ville voisine. Ce n'était même oas un ménage qui offre au monde l'exemple d'un bonheur exemplaire et le narrateur est en mesure de dire que, selon toute probabilité, ces époux, jusqu'ici, n'étaient pas certains d'être satisfaits de leur union. Mais cette séparation brutale et prolongée les avait mis à même de s'assurer qu'ils ne pouvaient vivre éloignés l'un de l'autre, et qu'auprès de cette vérité soudain mise à jour, la peste était peu de chose.
(pp.86-87)