Comment ne pas comprendre que dans cet univers vulnérable, tout ce qui est humain et n'est que cela prend un sens plus brûlant ? Visages tendus, fraternité menacée, amitié si forte et si pudique des hommes entre eux, ce sont les vraies richesses puisqu'elles sont périssables. C'est au milieu d'elles que l'esprit sent le mieux ses pouvoirs et ses limites.
Je comprends alors pourquoi les doctrines qui m'expliquent tout m'affaiblissent en même temps. Elles me déchargent du poids de ma propre vie et il faut bien pourtant que je le porte seul.
La certitude d’un Dieu qui donnerait son sens à la vie surpasse de beaucoup en attrait le pouvoir impuni de mal faire.
[…] La phénoménologie se refuse à expliquer le monde, elle veut être seulement une description du vécu. Elle rejoint la pensée absurde dans son affirmation initiale qu’il n’est point de vérité, mais seulement des vérités. Depuis le vent du soir jusqu’à cette main sur mon épaule, chaque chose a sa vérité.
Kierkegaard peut crier, avertir, : "si l'homme n'avait pas de conscience éternelle, si, au fond de toutes choses, il n'y avait qu'une puissance sauvage et bouillonnante, produisant toutes choses, le grand et le futile, dans le tourbillon d'obscures passions, si le vide sans fond que rien ne peut combler se cachait sous les choses, que serait la vie, sinon le désespoir ? " Ce cri n'a pas de quoi arrêter l'homme absurde. Chercher ce qui est vrai n'est pas chercher ce qui est souhaitable. Si pour échapper à la question angoissée "Que serait donc la vie" il faut comme l'âne se nourrir des roses de l'illusion, plutôt que de se résigner au mensonge, l'esprit absurde préfère adopter sans trembler la réponse de Kierkegaard : "le désespoir".
Sur le plan de l’intelligence, je puis donc dire que l’absurde n’est pas dans l’homme (si une pareille métaphore pouvait avoir un sens), ni dans le monde, mais dans leur présence commune. Il est pour le moment le seul lien qui les unisse.
Au fond de toute beauté gît quelque chose d'inhumain
De qui et de quoi en effet puis-je dire : "je connais cela!" Ce coeur en moi, je puis l'éprouver et je juge qu'il existe. Ce monde, je puis le toucher et je juge encore qu'il existe. Là s'arrête toute ma science, le reste est construction. Car si j'essaie de saisir ce moi dont je m'assure, si j'essaie de le définir et de le résumer, il n'est plus qu'une eau qui coule entre mes doigts. Je puis dessiner un à un tous les visages qu'il sait prendre, tous ceux aussi qu'on lui a donnés, cette éducation, cette origine, cette ardeur ou ces silences, cette grandeur ou cette bassesse. Mais on n'additionne pas les visages. Ce coeur même qui est le mien me restera à jamais indéfinissable. Entre la certitude que j'ai de mon existence et le contenu que j'essaie de donner à cette assurance, le fossé ne sera jamais comblé. Pour toujours, je serai étranger à moi même.
Ô mon âme, n’aspire pas à la vie immortelle, mais épuise le champ du possible.
Pindare, 3ème Pythique
(épigraphe choisi par Albert Camus pour Le Mythe de Sisyphe).
Ainsi cette science qui devait tout m'apprendre finit dans l'hypothèse, cette lucidité sombre dans la métaphore, cette incertitude se résout en œuvre d'art. Qu'avais-je besoin de tant d'efforts ? Les lignes douces de ces collines et la main du soir sur ce cœur agité m'en apprennent bien plus. Je suis revenu à mon commencement.