On pourrait croire qu’elle offre son visage enfantin à la noria désordonnée des oiseaux piailleurs, peut-être joueurs, qui foncent sur elle puis l’esquivent au dernier moment en montant à la verticale, tandis qu’elle écoute le bruissement de leurs ailes. Elle aime sentir, bien qu’elle ait dompté la peur d’être atteinte, son cœur bondir quand les martinets surgissent comme des balles d’obsidienne, et une joie confuse la prend d’être capable, elle, si petite si frêle, d’interrompre leur trajectoire. Ses lèvres ne sourient jamais – grave, recueillie, si douce Minette –, mais parce qu’elle commande aux oiseaux, parfois, un éclat traverse son regard.
Très loin là-bas la lune est passée devant le soleil et le ciel a posé son ventre de velours sombre sur le jour, les rires se sont tus et les grands buffles soufflaient, immobiles dans l’air épais et frais. Quelques villageois ont frissonné comme si un danger – un souffle de vent – courait sur l’étang – sur le monde. Ils se sentaient dehors comme s’ils étaient dedans, l’obscurité et le silence avaient refermé l’espace autour d’eux, ils se croyaient dans une immense bulle sans savoir si le reste de l’univers continuait sa vie à l’extérieur. Ceux qui avaient les mains levées devant les yeux, doigts écartés, les ont gardées ainsi, songeurs, et pendant un instant tous les tracas avaient disparu. Une très vieille femme qui restait sur son banc, devant sa case, s’est demandé si là-bas, chez ses enfants, en France, le soleil se cachait aussi.
Au début, la seule à en parler est la mère. Et encore : peu et à presque personne. Les hameaux sont dispersés, il peut s’écouler du temps sans qu’on se voie, surtout quand la météo est rude, allez savoir qui est chez soi et qui a disparu. Pendant des semaines les habitants de la vallée n’y prennent pas garde. C’est l’épicier ambulant, lui qui passe chaque semaine dans toutes les maisons avec sa camionnette, qui lui dit un jour Ça fait longtemps qu’on n’a pas vu ta fille. Elle s’est raidie, racontera-t-il ensuite, hautaine dans sa blouse grise, ou noire peut-être, ses cheveux gris, oui, gris et ramassés dans un chignon trop serré, raidie comme si je lui avais envoyé une décharge électrique. Il n’a pas insisté.
Le temps reste très froid. Les bouquetins s’enhardissent assez bas et il n’est pas rare de surprendre deux cornes au-dessus d’un rocher, près d’une maison. Le ciel est d’un bleu de glace, la neige sur les sommets aveugle.
Les parents des trois disent que ça leur a rappelé leur jeunesse, à l’époque d’avant les générateurs, quand l’électricité était courante, comme l’eau, quand eux aussi avaient voulu vivre autrement, Mais ces jeunes, leur hostilité, ça faisait presque peur. Mais est-ce que vous avez compris quelque chose à cette foire ? Eh ben, en fait c’est pas du tout comme nous, nous on voulait juste plus de liberté et on était gais, alors que nos enfants sont très en colère, ils nous accusent, c’est surtout ça, leur truc, ils nous reprochent, ils nous reprochent tout, l’état du monde, de la planète, ils nous ont dit Vous avez tout bousillé. On les a regardés un peu étonnés, Au contraire, on leur a dit, on voulait tout améliorer, c’est pas notre faute si l’industrie, si les grandes entreprises, si tout ça, vous auriez vécu en ce temps vous auriez fait pareil, on était pris dans, dans, dans le mouvement. Ils nous ont interrompus, Vous avez trop profité. Et on ose à peine vous l’avouer, ont murmuré les parents, mais ils ont ajouté qu’on comprenait rien à rien, qu’on était englués dans nos avantages, et ils nous ont chassés comme des malpropres.