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Citations sur L'Écorchée (196)

Elle se plongeait dans la lecture et tout le reste - y compris elle-même - cessait d'exister. Dans les livres, elle pouvait être n'importe qui. Ce qui revenait à n'être personne.
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— Vous devez signer ici, c’est le règlement, dit le gardien en tendant un registre. Lequel vous intéresse ?

L’hôte parla enfin :

— Le cadavre qui est ici depuis le plus longtemps.

AHF-93-K999.

Le gardien, qui connaissait par cœur son matricule, savourait d’avance la résolution d’un vieux mystère. Il indiqua le casier correspondant au visiteur.

— Parmi toutes les histoires des corps qui reposent ici, ce n’est pas la plus originale. Un samedi après-midi, des garçons jouent au football dans un parc et le ballon atterrit dans un buisson : c’est ainsi qu’il a été retrouvé. On lui avait tiré une balle dans la tête. Il n’avait ni papiers, ni clés. Son visage était parfaitement reconnaissable, mais personne n’a appelé les numéros d’urgence ni signalé sa disparition. Dans l’attente d’un coupable, qui pourrait ne jamais être identifié, ce cadavre est la seule preuve du crime. C’est pour ça que le tribunal a décidé qu’il serait conservé ici tant que l’affaire ne serait pas élucidée et que justice ne serait pas faite, expliqua-t-il avant de marquer une pause. Les années ont passé, mais il est toujours là.

Longtemps, le gardien s’était demandé à quoi bon conserver la preuve d’un crime dont personne ne se souvenait. De même qu’il avait toujours considéré que le monde avait oublié depuis longtemps le locataire anonyme de la salle n° 13. Pourtant, en entendant la requête du visiteur, il sentit que le secret conservé derrière ces quelques centimètres d’acier allait bien plus loin qu’une simple identité.

— Ouvrez, je veux le voir.

AHF-93-K999. Pendant des années, le matricule figurant sur l’étiquette accrochée à son casier avait été son nom. Cette nuit, cela allait peut-être changer. Le gardien des morts actionna le levier pour procéder à l’ouverture du casier.

Le dormeur allait être réveillé.
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— Et puis, il y a ceux de la salle n° 13.

Les victimes anonymes de crimes non élucidés.

— Dans les cas d’homicide, la loi dit que le corps constitue une pièce à conviction jusqu’à ce que l’identité de la victime soit confirmée. On ne peut condamner un assassin sans prouver que la personne qu’il a tuée existait vraiment. Sans nom, le corps est la seule preuve de l’existence. Il est donc conservé sans limitation de durée. C’est une de ces subtilités juridiques qui plaisent tant aux avocats.

Tant que l’acte criminel à l’origine de la mort n’est pas défini, la dépouille ne peut être détruite ni destinée à un dépérissement naturel, disent les textes.

— Nous les appelons les dormeurs.

Hommes, femmes, enfants inconnus dont l’assassinat n’a pas encore été imputé à un coupable. Ils attendaient depuis des années que quelqu’un se présentât pour les libérer de la malédiction de ressembler aux vivants. Comme dans un conte macabre, il suffisait de prononcer un mot secret.

Leur nom.

La demeure qui les accueillait – la salle n° 13 – était la dernière pièce au fond.

Ils arrivèrent devant la porte métallique. Le gardien chercha un moment la bonne clé sur son trousseau. Il ouvrit et s’écarta pour laisser le passage. Quand l’hôte entra, des ampoules jaunes commandées par un détecteur de présence s’allumèrent. Au centre de la salle trônait une table d’autopsie, entourée de hautes parois frigorifiques contenant des dizaines de casiers.

Une ruche d’acier.
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— À cet étage, les cadavres sont surtout des sans-abri ou des clandestins. Ils n’ont ni papiers ni famille, ils cassent leur pipe et ils se retrouvent ici. Ils sont regroupés dans les salles numérotées de un à neuf. La dix et la onze, en revanche, sont réservées à des gens qui – comme vous et moi – payent leurs impôts et regardent les matches de foot à la télé, mais qui meurent d’infarctus un matin dans le métro. Sous prétexte de les aider, un passager les déleste de leur portefeuille et voilà, le tour de passe-passe a fonctionné, la personne disparaît pour toujours. Parfois, c’est juste une question de bureaucratie : une employée s’emmêle dans la paperasse et la famille convoquée pour l’identification d’un proche découvre le cadavre d’un autre. Alors ils continuent à chercher celui qui a disparu, ajouta le gardien qui, pour impressionner son hôte, s’improvisait guide touristique, mais en vain. Ensuite, il y a les cas de suicide ou d’accident : salle n° 12. Il arrive que le cadavre soit en si mauvais état qu’on se demande si c’était bien un être humain, poursuivit-il dans l’espoir de retourner l’estomac du visiteur, qui n’était visiblement pas délicat. Quoi qu’il en soit, la loi prévoit le même traitement pour tous : un séjour en chambre froide qui ne peut être inférieur à dix-huit mois. Une fois ce délai passé, si personne n’a identifié le cadavre ni réclamé sa dépouille, et s’il n’y a plus d’exigences liées à l’enquête, alors la crémation est autorisée.

Il avait cité le règlement de mémoire.

À ce moment-là l’inquiétude fut perceptible dans son ton, parce que la suite concernait la raison de cette étrange visite nocturne.
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La salle n° 13 de la morgue était le cercle des dormeurs.

Elle se trouvait au quatrième et dernier sous-sol, l’enfer glacé des salles frigorifiques. L’étage était réservé aux cadavres sans identité. Les visites y étaient rares.

Pourtant, cette nuit-là, un hôte était annoncé.

Le gardien l’attendait devant l’ascenseur. Le nez en l’air, il observait les chiffres qui défilaient sur l’écran lumineux au rythme de la descente de la cabine, se demandant qui était ce visiteur inattendu et, surtout, ce qui l’avait poussé jusqu’à cette frontière éloignée des affaires des vivants.

Quand le dernier numéro s’afficha, il y eut un long silence, puis les portes de la cabine s’ouvrirent. Le gardien observa l’hôte, la quarantaine, vêtu d’un costume bleu foncé. Comme cela arrivait toujours lors de la première visite ici-bas, son visage se teinta d’une expression de stupeur quand il découvrit que le lieu n’était pas carrelé de blanc ni éclairé par des néons aseptisés. Les murs étaient verts et les lumières orange.

— La polychromie bloque les crises d’angoisse, expliqua le gardien en réponse à une question tacite.

Il tendit une blouse bleu ciel à l’hôte qui ne prononça pas un mot. Quand il l’eut enfilée, les deux hommes avancèrent dans le couloir.
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Par certains aspects, les livres constituaient un lest pour rester ancrée à la vie, parce qu'ils avaient une fin. Peu lui importait qu'elle soit heureuse ou non, cela restait un privilège dont ne jouissaient pas toujours les histoires dont elle s'occupait au quotidien. Et puis, les livres étaient un excellent antidote au silence parce qu'ils remplissaient son esprit des mots nécessaires pour combler le vide laissé par les victimes. Surtout, ils représentaient une échappatoire. Sa façon de disparaître. Elle se plongeait dans la lecture et tout le reste - y compris elle-même - cessait d'exister. Dans les livres, elle pouvait être n'importe qui. Ce qui revenait à n'être personne. Quand elle rentrait chez elle, seuls les livres l'accueillaient.
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Un homicide se concrétise au moment de la mort, disait Vincenti. En revanche, pour parler de disparition, il ne suffit pas de disparaître, il faut que du temps passe. Pas seulement les trente-six heures légales avant de commencer les recherches, bien plus. La disparition se cristallise quand ce que l'individu a laissé derrière lui commence à se détériorer : la compagnie d'électricité coupe la ligne, les plantes meurent sur le balcon parce que personne ne les arrose, les vêtements dans l'armoire passent de mode. Il faut chercher les motivations de ce délabrement en remontant dans le temps.
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La lunga notte é iniziata .L'armata delle ombre é già in città .Preparano la sua venuta ,perché presto lui sarà qui.Il Mago,l'Incantatore di anime, il Signore delle buonanotte;sono più di mille i nomi di Kairis
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En général, le jour qui précède la fin du monde est paisible.
Les gens vont au travail, prennent le métro, payent leurs impôts. Ils ne soupçonnent rien. Pourquoi le devraient-ils ? Ils font ce qu'ils ont toujours fait en se basant sur un constat très simple : si aujourd'hui est égal à hier, pourquoi demain devrait-il être différent ?
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Quand on parle de disparitions, on cite toujours les statistiques […].
Ce que personne ne dit, c'est qu'il est impossible d'imaginer combien de disparus nous côtoyons au quotidien. Dans la rue, dans le bus, en faisant les courses. Nous les regardons et nous ne savons pas.
Mais eux aussi, cachés derrière le paravent de leur fausse identité, ils nous regardent.
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