Comme toutes les villes universitaires,
c'était un endroit aseptisé et trompeur,
un microclimat dénué de pauvres et de vieux où,
tous les ans, atterissait et d'où, tous les ans, décollait vers le monde réel
une population de jeunes gens de passage
en provenance des quatre coins du globe ;
ajoutée à l'évidence quelque peu angoissante que ni en ville
ni à plusieurs centaines de kilomètres à la ronde
il n'y avait d'autre distraction que le travail,
cette circonstance favorisait au plus haut point la vie sociale,
et c'est un fait que, par contraste avec la quiétude studieuse
du reste de la semaine, Urbana devenait,
du vendredi après-midi au dimanche soir,
une fourmillière grouillante
dont personne ne voulait rater les soirées privées,
auxquelles d'ailleurs tout le monde semblait être invité.
Nous étions brutalement ambitieux.
Nous aspirions à échouer.
Mais pas à échouer simplement ou n'importe comment :
nous aspirions à l'échec total, radical et absolu.
C'était notre manière d'aspirer au succès.
C'était un petit gros d'une bonne cinquantaine d'années,
roux et habillé négligemment, avec un large visage de tortue triste,
mangé par des sourcils de scélérat
et des yeux moqueurs vaguement effrayants ;
il était aussi l'un des spécialistes européens les plus reconnus
du roman du XIXe siècle
et avait mené l'agitation universitaire contre franquisme
dans les années 1960 et 1970 ;
on disait
(même s'il était difficile de le déceler d'après l'orientation de ses cours
et la lecture de ses livres,
scrupuleusement exempts de tout contenu politique)
qu'il était resté communiste de coeur,
résigné et insoumis.
A présent, je vis une fausse vie, une vie apocryphe, clandestine et invisible,
bien que plus réelle que si elle était vraie,
mais j'étais encore moi-même
quand j'ai fait la connaissance de Rodney Falk.