Je me rappelle très bien un détail curieux :
la dernière chanson qu'ils mettaient tous les soirs
et qui annonçait discrètement aux habitués que le café allait fermer
était "It's Alright, Ma (I'm Only Bleeding)",
une vieille chanson de Bob Dylan que Rodney adorait parce que,
de même que ZZ Top me renvoyait au chagrin infini de mon adolescence,
elle le renvoyait lui à la jubilation hippie de sa jeunesse
- bien que ce soit une chanson on ne peut plus triste
qui parle de mots sans illusion qui aboient comme des balles
et de cimetières bourrés de faux dieux et de gens solitaires
qui pleurent
et ont peur
et vivent au fond d'un puits,
conscients que tout n'est que mensonge
et qu'ils ont compris trop vite qu'il valait mieux ne pas tenter de comprendre.
Elle le renvoyait à cette jubilation
peut-être en raison d'un vers que moi non plus je n'ai pas pu oublier :
"Celui qui n'est pas occupé à vivre est occupé à mourir."
A première vue, Rodney avait l'air candide, indolent et anachronique
de ces hippies des années 1960
qui n'avaient pas voulu ou pu s'adapter au cynisme joyeux des années 1980,
comme si de gré ou de force
ils avaient été laissés sur le bas-côté de la route
pour ne pas perturber la marche triomphante de l'Histoire.
Les professionnels du pharisianisme affirment qu'ils n'écrivent que pour être lus par une minorité distinguée seule capable d'apprécier leurs distingués écrits, mais la vérité, c'est que tout écrivain, si ambitieux et hermétique soit-il, désire en secret avoir d'innombrables lecteurs et que même le plus endurci, le plus marginal et le plus vaillant des poètes maudits rêve de voir un jour ses vers récités dans la rue par les jeunes gens.
Bon, la vérité, c'est que je préfère ton premier roman, a-t-il dit. Celui d'Urbana, je veux dire. Comment s'appelle-t-il déjà ?
- A petites foulées.
- C'est ça
Je mentirais sur tout, mais uniquement pour mieux dire la vérité.
Les choses qui ont un sens ne sont pas la vérité (…)
Elles ne sont que des morceaux de vérité, des mirages :
la vérité, elle, est toujours absurde.
Trouver des coupables, c'est très facile ;
ce qui est difficile, c'est d'accepter qu'il n'y en ait pas.
Nous qui avons échoué, au moins ne passons pas notre temps à emmerder les gens avec notre échec.
Tout en me demandant depuis combien de temps
je ne m'étais pas regardé dans une glace,
je fixais mon visage dans le miroir
comme s'il était celui d'un inconnu et,
ce faisant,
j'ai pensé que j'étais en train de changer de peau
et que c'était là le rivage où je devais aborder,
j'ai pensé au poids du passé
et à la boue du sous-sol
et à la clarté promise du grand jour,
et j'ai pensé aussi que,
même si l'objectif de ce voyage était chimérique ou absurde,
le fait de l'avoir entrepris, lui, ne l'était pas.
On dit de celui qui refuse un éloge qu'il en veut deux :
celui qu'on lui a déjà fait
et celui auquel sa fausse modestie oblige à cause de son refus.