L'écrivain américain
Dan Chaon s'est d'abord fait remarqué avec son recueil de nouvelles
Parmi les disparus publié en 2001 et finaliste du National Book Award. Après deux autres recueils,
Surtout rester éveillé et Fitting Ends (encore non traduit), ainsi que deux romans,
le Livre de Jonas et
Cette vie ou une autre, l'écrivain est de nouveau acclamé par la critique américaine pour Ill Will, son troisième roman. Toujours traduit aux éditions Albin Michel,
Une douce lueur de malveillance s'inscrit dans la veine thriller/polar et dissèque l'esprit de Dustin Tillman, un psychologue de la banlieue de Cleveland au passé particulièrement macabre. Quelque part entre Monstre [une enfance] de
Frédéric Jaccaud et
le Loup dans le camion blanc de
John Darnielle, voici une plongée sans concession dans les turbulences de la mémoire.
Amérique satanique et puritaine
Dan Chaon construit avec
Une douce lueur de malveillance un récit aux trames temporelles enchevêtrées. le lecteur fait ainsi des aller-retours entre deux époques. Celle de la fin des années 70-début années 80 où l'Amérique semblent s'affoler devant la supposée recrudescence de sectes sataniques et de meurtres rituels, et celle du début des années 2010 où la technologie a envahi la société sans cependant parvenir à tuer les légendes urbaines du passé, bien au contraire. C'est l'une d'entre elle, celle de Jack Daniels, un tueur en série fantasmé qui kidnapperait et noierait des jeunes hommes blancs un peu trop alcoolisés, qui occupe l'esprit d'Aqil, l'un des patients de Dustin Tillman, un psychologue à la vie de famille pour le moins compliqué. Aqil est convaincu que Jack Daniels existe et s'est mis en tête de le démasquer en épluchant les décès non résolus à travers les États-Unis. Lentement, l'obsession d'Aqil finit par contaminer Dustin et les deux hommes se retrouvent à enquêter fiévreusement sur cette légende urbaine. Toujours préoccupés par la question religieuse, certains pensent encore que des sectes sataniques pourraient être à l'oeuvre. Un sujet que connaît tout particulièrement Dustin puisque son frère adoptif, Rusty, a été condamné à perpétuité pour le quadruple meurtre de ses parents, de sa tante et de son oncle… justement sous l'emprise d'un culte satanique !
Labyrinthe mémoriel
Problème, trente ans plus tard, Rusty est acquitté suite à de nouvelles techniques d'identification ADN. Dustin craint alors de le voir revenir pour demander des comptes ou pour influencer ses enfants, Aaron et Dennis, d'autant plus vulnérables que leur mère, Jill, vient de mourir d'un cancer de l'utérus.
Dan Chaon place donc quatre personnages centraux au coeur de son histoire : Dustin, son fils Aaron, son patient Aqil et son frère adoptif Rusty. Autour d'eux gravitent un certain nombre de personnages secondaires primordiaux comme Kate et Wave, cousines de Dustin, et Rabbit, le meilleur ami d'Aaron. Cette galerie de personnages se croisent au sein d'une intrigue millimétrée où la mémoire joue un rôle primordial. Contrairement à une enquête policière lambda, le but de
Dan Chaon n'est ici pas tant de démasquer le ou les assassins, mais de fouiller la personnalité de Dustin Tillman et des gens qui l'entourent.
Une douce lueur de malveillance utilise son puzzle criminel pour jouer sur un tableau psychologique acéré où le souvenir d'un homme devient un piège redoutable.
Dan Chaon alterne d'ailleurs les époques pour dévoiler par morceau la vérité et laisse au lecteur le soin de comprendre ce qui est arrivé à Dustin, Wave, Rusty et Kate ce jour de juin 1983.
Nommer les événements qui importent
Comme dans la citation ci-dessus,
Dan Chaon explore l'importance que nous donnons aux événements qui parsèment notre existence. En quoi quelque chose d'insignifiant peut prendre des proportions démesurées et en quoi cela peut influer sur notre façon d'appréhender le futur ? Ainsi, la mémoire et les souvenirs importants ne sont que le fruit d'une sélection tributaire de notre psyché et de notre résistance aux épreuves. le principal danger qui guette Dustin devient dès lors son propre esprit car, comme le dira Wave, Dustin a du mal à distinguer le réel de l'imaginaire et se révèle hautement influençable. Dès lors, le récit prend une allure plus dense, plus retorse. Qui croire dans cette histoire lorsque l'un de nos narrateurs principaux, Dustin, semble aussi peu fiable ?
Dan Chaon met en balance un drame familial avec une accumulation de détails, de petites erreurs et de grosses bêtises qui finissent par tourner mal. Comment briser un enfant ? Comment briser un homme ?
Une douce lueur de malveillance se révèle insidieux et obsédant, répétant des motifs inquiétants (le satanisme, le metal, les sacrifices, les kidnappings…) qui finissent par brouiller le lecteur déjà englué dans une atmosphère qui met mal à l'aise dès les premières pages.
Jouer avec les epaces
Pour approcher de plus près les troubles psychologiques des uns et des autres (ainsi que pour accompagner la douloureuse descente aux enfers d'Aaron à travers la drogue),
Dan Chaon joue avec la forme de son texte. En sus de sa diabolique chronologie, l'américain insère des espaces, des blancs qui inquiètent, décale son texte, insère des textos, découpe son récit en colonnes… le but ? Approcher la fragmentation du moi, la séparation d'un esprit qui semble se regarder. En somme, la déréalisation et la dépersonnalisation. le changement qui s'opère régulièrement entre le « tu » et le « je » n'a pas seulement une visée stylistique mais bel et bien une connotation psychologique où le narrateur semble se regarder lui-même en train de faire ou de discourir. L'enchaînement rapide des paragraphes et le morcellement de l'histoire donne un effet d'escaliers à l'intrigue. On tombe, littéralement, avec Dustin et Aaron.
Êtes-vous sûrs d'avoir bien lu ?
Si l'on admire la remarquable efficacité narrative d'
Une douce lueur de malveillance, on s'étonne aussi de la capacité de l'auteur à insérer nombre d'éléments entre les lignes. Bien davantage qu'une double-enquête, le roman s'aventure sur les chemins torturés du toxicomane et du malade en phase terminale. La question de l'attachement et de la maturité, notamment abordée par la confrontation des points de vues entre Dustin et Aaron mais aussi entre Rusty et Dustin à des âges différents, laissent aussi échapper quelques subtilités qui en disent long sur la culpabilité de chacun. Pire, à la fin, on ne peut véritablement certifier qu'il n'y a rien de satanique dans
Une douce lueur de malveillance,
Dan Chaon s'amusant avec son serial killer et ses légendes urbaines jusqu'à la dernière page. le lecteur, engoncé dans cette intrigue terrifiante, finit par douter du réel et cherche la lumière. Sauf qu'ici, il n'y a que des destins brisés et des vies gaspillées.
Impressionnant roman sur l'obsession et la folie,
Une douce lueur de malveillance dissèque son personnage principal avec une efficacité redoutable. Sans jamais négliger son intrigue policière,
Dan Chaon noie son lecteur dans un livre au noir où la mémoire vacille.
Magistral.
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