Ainsi tourne le monde : manège, que domine le temps et l'histoire. Pourtant, des rênes fragiles - celles de la liberté - demeurent entre nos mains ; guidant hors des pistes nos provisoires montures vers notre propre destin.
Tu es né avec la guerre, tu ne dois pas vivre avec la guerre. Il faut voir le monde, connaître la Paix. Les racines s'exportent, tu verras. Elles ne doivent pas t'étouffer, ni te retenir.
- À ton âge, d'où tiens-tu ces choses? demanda Maxime, plus tard, dans la soirée.
- Un jour, je te raconterai.
- Tu parles parfois comme un enfant, parfois comme un adulte. Quand es-tu toi-même, Omar Jo?
- Chaque fois.
Le vieux cherchait à se persuader que sa petite famille se trouvait hors du quartier, au moment de la déflagration. Pourtant, là-haut, cette porte entrouverte le tourmentait, minait sa confiance. Il avança, les yeux au sol, cherchant presque malgré lui une trace des siens ; souhaitant ne jamais en trouver.
_ Je te quitte,dit l'enfant retenant ses larmes.
_ Tu m'emportes,dit le vieux.
Maxime se demandait si lui-même avait la foi. Et s'il l'avait, de quelle sorte de croyance s'agissait-il ? Il participait, comme la plupart des gens, à des cérémonies religieuses qui devenaient chaque fois l'occasion de fêtes et de ripaille ; en dehors de cela, il n'était guère pratiquant.
[J'ai Lu, 1989, p. 113]
L'hiver était proche.
Tout courait vers le froid, vers la violence, vers la mort. Tout filait vers l'été, vers la paix, vers la vie.
Tournant, tournoyant sans fin, le manège poursuivait sa ronde.
Omar-Jo se leva, fit lentement le tour de la piste, posa la main sur le toit sculpté du carrosse. Au bout de quelques secondes, il s'adressa au forain qui s'évertuait à rafistoler l'étrier d'un des chevaux de bois :
- Ton manège est le beau. Mais moi, j'en ferai le plus beau de la ville. Le plus beau de tout le pays !
Sans attendre de réponse, l'enfant se dirigea vers la cabine, y pénétra, fouilla dans un coffre rouillé, en tira des chiffons et des produits d'entretien. Derrière le tiroir-caisse, il découvrit un plumeau, un balai. Amassant le tout, il revint sur la plateforme et se mit tout de suite au travail.
Passant du cheval gris moucheté au noir, au fauve, à l'alezan, au bai-cerise, il frotta leurs jambes, leur poitrail, leurs flancs ; les bouchonnant comme s'ils étaient vivants. Il lustra leurs crinières et leurs queues, fit étinceler brides et rênes. A califourchon sur chaque monture il rinçait, puis curetait l'intérieur de leurs oreilles, de leurs naseaux.
- Des nids à poussière! s'exclama-t-il à quelques pas de Maxime qui le fixait bouche bée. Finalement, il entreprit le nettoyage du carrosse.
Omar-Jo filtra l'eau avec ses doigts pour qu'elle s'écoule en pluie fine, en caresses, sur les deux noms entrelacés.
-De quelle religion es-tu, petit ?
-De celle de Dieu, répliqua l'enfant.
-Qu'est-ce que tu veux dire ?
-De celle de ma mère et de celle de mon père... De toutes les autres, si je les connaissais.