Un récit difficile, voire pénible, à trois temps, trois temporalités qui s'enchevêtrent et se répondent par un système d'alternance classique soigneusement mené, trois temporalités si proches que le fil conducteur qui les enchaîne l'une à l'autre est le même personnage, un personnage insaisissable, double, inconnaissable mais tristement renommé.
le récit de 1944 nous immerge au coeur d'une violence absolue qui semble être l'aboutissement du déchaînement sans limite d'un besoin insatiable de détruire et de faire souffrir au-delà de l'imaginable. Dans cet au-delà, la souffrance se déploie autant chez les victimes que chez les bourreaux. D'ailleurs, victimes et bourreaux se confondent au point qu'on ne sait plus qui est qui… Cela installe le lecteur dans une posture assez malsaine de voyeur, spectateur d'une douleur géante à la fois physique, psychique et métaphysique qui atteint les limites de l'humain.
le récit de 2020 renforce l'effacement de la frontière entre victime et bourreau et pose clairement le problème du lien, c'est à dire le problème de l'héritage auquel la société européenne n'a jamais vraiment voulu s'attaquer.
Eric Cherrière derrière son récit nous propose ainsi une hypothèse assez sombre qui se décline en deux volets.
Tout d'abord, le mal, exploré et mis en oeuvre jusque dans ses extrêmes limites, ne relève pas d'une régression à l'état de bête sauvage. Même si la nature a un rôle important -cette forêt de chasseurs épaisse, vivante et ténébreuse – elle n'est rien d'autre qu'un univers enveloppant et incongrûment poétique, chargé de mystères qui rehaussent la lumière crue sous laquelle le récit exhibe les frasques d'une cruauté toute humaine. Que la violence soit dictée par la logique guerrière, par la haine aveugle ou par la soif inextinguible de vengeance, elle est implacablement rationnelle : elle pense, elle évalue, elle calcule, elle utilise toutes les ressources à disposition et, surtout, elle reste toujours reliée au fil d'humanité que représente, dans le récit, la photo, l'image d'une humanité affectueuse et sereine. Cela implique que le mal soit une construction éclairée que l'homme, grâce à son intelligence, sait porter à un paroxysme délirant. On retrouve ici la thèse d'
Hannah Arendt sur la rationalité du mal ; une idée qui dérange et qui devrait pourtant être davantage réfléchie, et pas seulement par les philosophes.
le second volet n'est guère plus rassurant. L'identification totale à laquelle aboutit le récit entre la victime et le bourreau, même si elle comporte sur le plan narratif quelques invraisemblances, laisse entrevoir l'idée que nul n'échappe au mal et que chacun est susceptible de l'incarner en fonction des circonstances. Ce renversement de l'histoire par lequel le bourreau devient victime et la victime bourreau, si on l'extirpe du cas personnel de Steffen Stolker et qu'on extrapole en l'étendant à l'Europe toute entière, à l'humanité toute entière, non seulement brouille la distinction entre le bien et le mal, mais surtout modifie la nature même de l'héritage et nous contraint à poser de multiples questions sur l'histoire de l'Europe en amont du XXème siècle et tout au long de ce siècle de guerres ; nous contraint à repenser les responsabilités, non pour désigner des coupables, mais pour mieux garantir l'avenir de dérapages aussi tragiques.
Somme toute, un récit qui enfonce un couteau très aiguisé dans les plaies d'une Europe qui a bien du mal à assumer ses héritages et à en tirer des leçons salutaires.