Il faut tout d'abord remarquer la qualité de lecture de ce roman : il est extrêmement fluide. Je ne sais pas qui il faut féliciter le plus entre l'auteur et le traducteur,
Nicolas Giovanetti. Certainement les deux : l'auteur par la fluidité logique de l'intrigue, le traducteur dans la transcription entre deux systèmes de langage bien différents (pour parler une langue asiatique, j'en sais quelque chose).
J'ai aussi retrouvé les empreintes du style de narration de
Liu Cixin : sa propension à laisser des indices au lecteur pour lui proposer des énigmes à résoudre. Ça fait participer activement le lecteur à la construction-révélation de l'intrigue. Et surtout ça permet au lecteur d'éprouver quelques plaisirs à décrypter de subtiles questions. Cette fois, pour les personnes un peu familière des différents aspects de la mécanique quantique et de l'épistémologie des sciences, il est souvent possible d'accompagner et devancer les raisonnements et destinés des personnages. Si on manque malgré tout ses énigmes, les solutions proposées sont tout aussi originales et satisfaisantes.
L'auteur a aussi le don de mener parfois le lecteur à la frustration, histoire de rappeler que c'est lui le maître de l'intrigue et que cette frustration peu amener à une récompense plus grande. le récit de la riposte navale de la marine chinoise contre la flotte américaine a été pour moi ce grand moment de frustration. Mené d'une main de maître, je me suis fait avoir. Je pense que c'est fait à dessein. Son premier auditoire est chinois. Ce qui n'est pas mon cas, mais mon anti-impérialisme, m'amène sûrement à partager certains désirs de ce peuple. Et par la frustration, l'auteur nous ramène un peu sur terre. Il met à cemoment un miroir sur notre contradiction entre l'évident assentiment à notre réaction pacifiste au thème du roman, et aux désirs de nos instincts, fussent-ils dans le cadre d'une « saine » catharsis.
Le thème principal de ce roman est le dévoiement de la science dans des applications militaires. Ce dévoiement est organisé par des intérêts collectifs et des intérêts personnels, des intérêts légitimes de protection et des intérêts inconscients ou dissimulés de jouir d'un pouvoir. En ce sens l'intrigue de ce roman révèle tous ses aspects. L'auteur va plus loin en démontrant que cet ensemble relève de l'addiction à une substance psycho-active. Et comme les drogues, si elles apportent leurs moments de satisfaction, elles enfoncent aussi ceux qui en usent dans une dérive auto-destructrice. Les trois principaux protagonistes, Chen le narrateur principal obsédé par la foudre en boule, car ses parents en sont morts, Lin Yun la major, obnubilé par les armes, pour se venger de la mort de sa mère, Ding Yi, le savant sans conscience, et un personnage plus secondaire, Zhang Bin, professeur de Chen, doublement intoxiqué par le fait d'avoir été témoin d'un phénomène inexplicable et de la mort de sa femme par ce même phénomène ; tous donc sont des « junkies » dont leurs sorts sont liés à une obsession/addiction. Certains s'en sortiront mais profondément marqué et bouleversé.
Des quatre protagonistes cités, nous connaissons les raisons des obsessions de trois personnages dans les détails. On connaît parfaitement l'histoire de leur vie. Personnellement, j'avais de la compassion pour Chen et Zhang, par contre Lin Yun me semblait extrêmement dangereuse. Din Yi est différent, on ne sait rien de son histoire ou de son passé. Il me semble que Din Yi est l'archétype du savant sans incarnation : certains pourraient même voir l'archétype du savant-fou. Ce n'est pas un humain, c'est un cerveau, ce n'est pas une conscience, c'est une machine à inférence. La connaissance scientifique est sa drogue, mais contrairement au trois autres son parcours va être inverse.
L'évolution des personnages est basée une théorie de la mécanique quantique qui est largement décrite dans le roman : la réduction (du paquet d'onde). En gros, on peut exister de deux manières différentes. La première est classique sous forme « réduite » ou « localisé » : la particule se trouve dans un endroit déterminé et possède des caractéristiques déterminées. La seconde quantique sous la forme « potentiel » ou « probabiliste » : la particule est partout à la fois et ses caractéristiques sont indéterminées ou plutôt une somme de tous les possibles. La bizarrerie de la mécanique quantique, c'est que tous les objets sont dans un état « potentiel » si « personne ne regarde », et « réduite » si quelqu'un l'observe. le tour de force de
Cixin Liu est de faire progresser ses personnages selon ce principe.
D'une certaine manière les trois premiers protagonistes commencent l'intrigue dans un état « réduit », parfaitement défini par leur histoire et leurs obsessions. Leur trajectoire est de passer dans un état « potentiel ». Zhang Bin mourra après que toutes ses quêtes se sont résolues, lorsqu'il a pu boire à nouveau de ce vin introuvable (le lecteur comprendra). Lin Yun échouera et réussira en même temps (un autre concept de la mécanique quantique) et passant au sens propre dans un état « potentiel » (là aussi le lecteur comprendra). Chen sortira de son obsession et s'ouvrira les possibilité d'une vie normale. Din Yi s'est l'inverse, il passera d'un humain potentiel à un être humain muni d'une conscience et d'une histoire. Il sera ancré dans le monde réel par une photographie, qui bizarrement est l'image d'un potentiel quantique avant effondrement de la fonction d'onde.
Ce que dit aussi cette approche, pour nous lecteurs, c'est que les obsessions provoquent une forme « réduite » de la vie, empêchent de profiter de tout le potentiel de la vie réelle. Comme le suggère le dernier chapitre (qui m'a ému plus que je m'y attendais), il faut être relâcher dans nos exigences et nos disciplines de vie, pour pouvoir se donner l'opportunité de sentir la rose bleue.