Citations sur Dialogue avec les morts (13)
Quelle langue fut plus délectable, traversée de traits féroces, que la langue de Voltaire, de Diderot, de Beaumarchais, de Mirabeau ? De fait, nous ne pourrions pas aujourd'hui, dans notre société démocratique, écrire ne serait-ce que la moitié de ce qu'ils se permettaient de publier sous la surveillance constante de la censure royale. Mieux valait être lu par Malesherbes que par les chroniqueurs d'aujourd'hui qui décident de ce qu'il convient de dire et de taire.
Le plaisir d'habiter sa langue fait aussi que l'on se sent chez soi partout où on la parle. On la retrouve, au-delà des mers et des frontières, comme une maison de famille, lointaine et oubliée, mais où tout serait resté à peu près en place et vous attend. Son architecture, son élévation, ses matériaux peuvent être différents : plus basse ou plus haute, à toit pentu ou bien plat, mais une fois qu'on a franchi le seuil, on y retrouve des meubles familiers, une façon de disposer les objets, des lumières ou des coins d'ombre qui rappellent ceux qu'on trouvait dans sa langue, autrefois.
Les seuls à ne pas s'y tromper furent les communistes qui virent dans le gauchisme, non pas la venue d'une société désaliénée qu'ils auraient eux-mêmes échoué à installer, mais au contraire le coup de pelle final, accompagné des huées, des quolibets et des chants des étudiants des beaux quartiers, l'enterrement du socialisme et de ses idéaux de fraternité. Il suffit de feuilleter « L'Enragé » pour se rendre compte que la cible des émeutiers de 68 était moins les capitalistes dont en réalité ils précipitaient la venue, que les prolos d'Aubervilliers ou de Pantin, à qui s'adressaient leurs sarcasmes.
Il m'en est resté un malaise. Le sentiment ne m'a jamais tout à fait quitté d'avoir trahi, abandonné un front, gagné le confort des arrières. Plus encore quand le soupçon m'a pris, confronté à des œuvres en effet trop souvent inutiles et fort laides, que j'avais lâché la clarté d'un Désert habité par des sages pour gagner paresseusement l'ombre des musées peuplés de gens frivoles et de dandys. J'ai toujours eu une double identité. Je demeure un assimilé, parlant un langage emprunté, traître à ma foi comme un marrane au judaïsme.
Quand tout a disparu, quand tout est menacé, il n'y a que les mots que l'on voudrait sauver encore, l'un après l'autre, mesurant le dérisoire aspect de l'entreprise, et cependant convaincu que le fil des mots, si on réussit à le conserver, suffirait à tirer du néant tout ce qui s'y est englouti.
Prise dans les deux mâchoires comme un étron dans un sphincter […], la tête du condamné choit dans le vide […]
J’écris pour passer le temps, pour me prouver que j’existe. Écrire me rassure, plus qu’une parole ou qu’une rencontre, toujours trop incertaines
On dit souvent que beaucoup de jeunes aujourd'hui ont un vocabulaire qui ne dépasse guère cinq à six cents mots. [...]
Ce sont les orphelins des mots, les déshérités du langage, les zombis de la survivance, les nouveaux barbares d'un monde non seulement devenu muet, pire encore, assommé sous les haut-parleurs, et privé de raison en l'absence d'une grammaire, changé enfin en un pandémonium de fous et de damnés. Ils sont en exil dans leur propre pays.
Le terme de « profondeur », auquel on recourt aisément pour désigner l'intensité d'un effort intellectuel, a ceci de fâcheux qu'il implique un mouvement de chute, d'enfouissement, vers une perdition et une obscurité. Ce va-tout de la littérature participe du même saut dans le chaos qui précipite l'insensé. J'aimerais lui préférer le terme ancien « d'élévation » si celui-ci n'était si marqué d'une ambition spirituelle fort étrangère à notre époque. Pourtant, monter, accéder à la lumière, élucider, maîtriser les apparences, ce sont des images qui me paraissent préférables à celles qui supposent de se laisser couler vers on ne sait quel abîme de l'être, qui n'est que ténèbres, étouffement et solitude.
À partir de quand exactement la Banque a-t-elle commencé d'exercer son empire dans nos journées ? À quel moment, dans le métro, a-t-on vu apparaître ces affiches où un banquier, le doigt pointé vers nous, comme l'Oncle Sam autrefois vers son futur conscrit, nous interpellait : "Votre argent m'intéresse" ?
Belle réflexion de Paul Valéry dans « Tel Quel » : « La forme est essentiellement liée à la répétition. L'idole du nouveau est donc contraire au souci de la forme. » Le drame de la modernité, dans sa composante hystérique, est là résumé. La forme, en musique, du grégorien à Bach, est répétition, comme en peinture la forme en écho, des figures des vases grecs à celles de Poussin. Vouloir innover, ce n'est que casser la forme, faire voler en éclats la plénitude de l'objet sonore ou plastique, qui relève en effet de la répétition, comme d'une loi de la biologie qui répète les formes.