OPÉRA
UCCELLO
Jolis oiseaux, vite en selle !
L’eau de pluie rouille vos ciseaux,
Vous fait penser ainsi que des roseaux.
Elles d’oiseaux
Oiseaux des ils
Un doigt de sel
Vous apprivoise.
Oiseau dépliés, l’eau de pluie
Et les phares vous défardent.
Comme elle découpait le bruit dans le silence
Il bataille sans aile et patte en l’air des lances.
p.524
La Lampe d'Aladin
DÉSESPÉRANCE
Je ne sais pas ! Je ne sais pas ! Je ne sais pas !
Je n'aurai pas été ce que je devais être…
Et je souffre de voir, dès que je fais un pas,
L'infaillibilité dont chacun se croit maître.
Pourquoi bouger ? Pourquoi faire quoi que ce soit,
Puisque c'est un instant qu'on apparaît sur terre !
Puisqu'on ne peut savoir ce qu'on aura pu faire,
Pourquoi laisser quelque chose après soi ?
J'ai l'angoisse de l'heure… et j'ai peur de la vie.
De ses sourires faux, des pièges qu'elle tend,
Je suis peut-être heureux, et je n'ai nulle envie
De courir sans savoir vers tout ce qui m'attend.
On me traite de lâche !... Eh bien, oui, je suis lâche !
Et mes espoirs d'enfant, et mon orgueil brisé,
Et mes clartés, et mes grands désirs, je les lâche,
Parce que je crains trop d'être désabusé !
J’aurai goûté le vin sans toucher à la lie,
Un vin amer, un vin empoisonneur, mais doux !
Je demande à mourir, car j’ai peur de la vie,
Et je la laisse aux forts, aux naïfs, et aux fous !
1908.
p.1304
La Lampe d'Aladin
DÉSESPÉRANCE
À M. Rollan.
Je n’ai pas dix-huit ans et j’ai déjà souffert !
Faudra-t-il donc toujours avoir le cœur qui saigne,
Le front emprisonné dans un étau de fer…
Sont-ce les pleurs que l’existence nous enseigne ?
Me faudra-t-il marcher vers le tombeau béant
Avec l’œil qui se mouille et s’angoisse et s’effare,
Et n’oser pas risquer mes pas timides, en
Cherchant à l’horizon l’assurance d’un phare ?
Me faudra-t-il partir comme je suis venu,
Ignorant de tous ceux que j’aurais dû connaître,
Avec mes doigts crispés sur mon corps maigre et nu,
Et lorsque je mourrai, commencerai-je à naître ?
Loin du cercueil craquant qui me masque et me ceint
Dans le sépulcre froid d'où jaillit un peu d'herbe,
Irai-je vers la porte où s'auréole un saint
Ou bien vers quelque Éden fantastique et superbe ?
Ou bien encor j'aurai dans un tout petit rond,
Passé la vie obscure où la laideur se vautre,
Mon cerveau sera mort pour les vers de mon front,
Et je serai parti pour qu'il en naisse un autre !...
p.1303
VOICI L'ÂGE
Voici l’âge des fous charmants.
Tu as leur âge. Es-tu fou ?
Voici l’âge du tohu-bohu.
Tu as le désordre. As-tu son âge ?
Voici l’âge de raison la vraie.
Tu as raison. Es-tu la vérité ?
Voici l’âge des palissades.
Tu es la rue. Es-tu le ciel au-dessus du mur ?
Voici l’âge où le rêve est celui des maisons.
Tu as une maison. Vis-tu ton rêve ?
Voici l’âge du marquis de Sade.
Tu es sans plaisir. As-tu la liberté ?
Voici l’âge des morts dans la rue.
Tu cours dans le vent. Est-ce la mort qui t’attrape ?
Voici l’âge des amants déments.
Tu es nu. T’es-tu jamais déshabillé ?
Voici l’âge de l’abordage.
Tu dis des mots qui ne sont pas humains.
Voici la grève des maquis.
Tu ne suis pas les saisons.
Voici les chars et la police.
Tu as mis ton cœur dans ta tête.
Tu fuis comme un voyou.
Voici l’âge où je m’en fous.
J’en ai assez. Qu’on m’arrête.
Qu’on m’arrête avec la foule.
DÉDICACE
Garros je te
Garros ici
nous
toi Garros
Plus rien que ce silence noir
Morane
un déjeuner à Villacoublay
on voit dans un stéréoscope
toutes tes photographies
Malmaison
La pelouse les abeilles
la harpe de Joséphine une
grosse aile
cassée
…
p.9-10
Poèmes épars (1930-1944)
L'ÉTERNEL RETOUR
La plume d'or et d'encre était un scarabée
Le ventre en l'air la mort tenait lieu de génie
Où se perdait en moi la ferveur retombée
Lorsque le lait de lune aspergeait ses génisses.
Voici Tristan mourant et couronné d'écumes
Sur le lit échoué d'une barque à l'envers
Quel est ce cor — quel est ce cor dont nous vécûmes ?
Il fait perdre à Yseult sa pantoufle de vair.
Elle court sur la neige et arrive trop tard.
C'est l'image finale où le public se lève…
Beau dormeur qui dormez sommes-nous votre rêve ?
Nous ferez-vous mourir pour la souris qui trotte !
À l'aide ! À l'aide !
Ce serait tout recommencer depuis Ève
Et de A jusqu'à Z.
p.654
CRI ÉCRIT
Dieu fait le mal sans malice.
Avec des oiseaux tués
Et le ralenti des limaces
Il commence ma statue.
Il répare les garnitures
De la mer, ses haies de houx,
Son système de granit
Toujours mû par les mêmes roues.
Maintenant stupides oiseaux
Vous abandonnez la cage,
Oui, la cage de mes os.
Rage ! Oh ! Rage ! C'en est trop !
J'aurai la clef de ce prodige,
Je saurai où sont mes amis.
De mourir aucun n'avait l'âge,
Mon Dieu où les avez-vous mis ?
p.497
Le prince frivole
LE DIEU NU
I am the Love that dare not speak its name.
Lord Alfred Douglas
Il allait en silence au milieu des risées —
Il feignait d’être sourd à l’unanime affront —
Il souriait avec des lèvres défrisées —
Un bandeau noir ceignait les boucles de son front —
Et je lui demandai : « Jeune homme aux membres frêles
Es-tu l’amour ? » — Alors il me répondit : Non !
Je marche en me cachant à l’ombre de ses ailes,
Et je suis le dieu nu qui ne dit pas son nom.
p.1367
LE CHERCHEUR DORT
Coq de roche il éclate aux montagnes Rocheuses
Ton cri de roc en roc,
Éveillant dans leur couche humide les chercheuses,
Les chercheuses d’or, coq !
Cherchez les feuilles d’or et les lames de sabre
Et les lames de soc,
Dans l’écume sanglante où le bateau se cabre
À la crête de coq.
L’adolescent parcourt, dès l’aube scélérate,
Rêve, tes corridors ;
Et mieux que dans le lit du Tigre et de l’Euphrate
Trouve des lingots d’or.
Il meurt pour s’endormir sous le soleil des fièvres,
Et se réveille mort…
Chercheuses d’or mettez votre doigt sur vos lèvres :
Halte ! Le chercheur dort.